POUR UNE CULTURE RESPIRABLE
Jean-Marie Durand
POUR UNE CULTURE RESPIRABLE
Jean-Marie Durand
Plusieurs statues du roi des Belges Léopold II ont été couvertes de peinture rouge pour rappeler les atrocités commises au Congo entre 1885 et 1908.
Venue des Etats-Unis, surgie en plein été masqué, la cancel culture s’est répandue dans le débat public français à la vitesse d’un virus sémantique suffisamment virulent pour que rien ne puisse l’arrêter. Le mot en vogue traduit l’émergence d’une vague de fond au sein de la gauche radicale et de militants des minorités prêts à attaquer, à ruiner la réputation, voire à faire perdre leur emploi à toutes les personnes qu’ils jugent nocives et intolérantes. D’un besoin de reconnaissance et de respect, ils tendent de plus en plus vers une “tyrannie des convenances” et exercent une censure de plus en plus incompatible avec la liberté des expressions. Mais par-delà ses excès, n’oublions pas que la violence des mots répond à une violence sociale structurelle et normative – étouffante et parfois criminelle.
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Venue des Etats-Unis, surgie en plein été masqué, la cancel culture s’est répandue dans le débat public français à la vitesse d’un virus sémantique suffisamment virulent pour que rien ne puisse l’arrêter. Le mot en vogue traduit l’émergence d’une vague de fond au sein de la gauche radicale et de militants des minorités prêts à attaquer, à ruiner la réputation, voire à faire perdre leur emploi à toutes les personnes qu’ils jugent nocives et intolérantes. D’un besoin de reconnaissance et de respect, ils tendent de plus en plus vers une “tyrannie des convenances” et exercent une censure de plus en plus incompatible avec la liberté des expressions. Mais par-delà ses excès, n’oublions pas que la violence des mots répond à une violence sociale structurelle et normative – étouffante et parfois criminelle.
“Tyrannie des minorités, appel à la censure, intolérance, ostracisme, culture de l’élimination”: que n’entend-on depuis des mois sur les dérives liberticides de la gauche radicale américaine? La dérive que certains lui prêtent tient dans une expression fétiche, comme l’image de l’enfer du politiquement correct: la cancel culture, que l’on traduit en français par “culture de l’annulation”, voire de l’humiliation publique, de la dénonciation, et même du rééquilibrage.” De la dénonciation à la dénonciation de la dénonciation, le débat intellectuel américain se déploie dans un climat pour le moins tendu.
Importé des Etats-Unis, terre d’élection des promoteurs de cette nouvelle vague de penseurs de gauche (anticolonialistes, antiracistes, féministes, anti-homophobes, anti-appropriationnistes...), prônant la censure vis-à-vis de leurs ennemis politiques, le mot “cancel culture” résonne aussi en France. Hystérisés par des modes de conflit idéologiques et médiatiques comparables bien qu’à des échelles différentes, à l’image de la question des violences policières, racistes et sexistes, les deux pays sont traversés par une ligne de fracture politique, en grande partie interne à la gauche elle-même, qui renvoie à une certaine éthique de la conversation et du débat public.
Surgie en plein été masqué, comme une façon de replonger dans des querelles politiques où le covid ne serait même plus un sujet de discussion, l’expression “cancel culture” s’est répandu dans le débat public à la vitesse d’un virus sémantique suffisamment mûr pour que rien ne puisse l’arrêter. Le mot en vogue traduit l’émergence d’une vague de fond au sein de la gauche radicale, prêt à attaquer, à ruiner la réputation, voire à faire perdre leur emploi à des personnes critiquant les minorités culturelles.
La “cancel culture” serait ainsi le nom d’un nouveau champ de bataille où les combattants s’affrontent autant sur la forme des désaccords que sur le fond qui les sous-tendent.
Une nouvelle guerre culturelle serait ainsi à l’œuvre, avec un large registre d’actions – de la critique à l’insulte, du cyberharcèlement au boycott, du sit-in au déboulonnage de statues –, qui traduit la violence d’un moment fracturé et irrespirable de la vie civique. Cette culture de l’annulation est ainsi devenue l’outil actif de la contestation politique issue des minorités et de la gauche radicale, “excédées par l’impunité du pouvoir et la passivité des institutions face au racisme, à l’injustice sociale, au sexisme, à l’homophobie, à la transphobie, entre autres”, comme le rappelait l’historienne française installée à Los Angeles, Laure Murat, dans une tribune – “La cancel culture, c’est d’abord un immense ras-le-bol d’une justice à deux vitesses”, Le Monde, 1er août). Pour elle, Black Lives Matter et #metoo sont les deux grands mouvements sociaux qui puisent dans la “cancel culture” des ressources rhétoriques pour “dénoncer des situations iniques, exiger des institutions qu’elles prennent leurs responsabilités en cessant d’honorer des personnalités accusées d’agressions sexuelles ou d’œuvres racistes.”
C’est la publication d’un texte aux Etats-Unis, dans le Harper’s Magazine le 7 juillet, qui a mis au grand jour la réalité, objective ou fantasmée, de cette fameuse “cancel culture”, sur laquelle beaucoup d’intellectuels et penseurs s’écharpent aujourd’hui, dans une opposition frontale et caricaturale autour de la liberté d’expression, mais aussi d’un certain rapport à la question sociale et raciale. Signée par 150 personnalités, parmi lesquels les écrivains Margaret Atwood, Salman Rushdie, J. K. Rowling, Noam Chomsky, Gloria Steinem, mais aussi des intellectuels engagés depuis des années dans la défense de la liberté d’expression – Mark Lilla, George Packer, David Greenberg, Robert Worth, Thomas Chatterton Williams –, la tribune fustige la manière dont la gauche dite progressiste se livrerait désormais à des actes de censure multipliés contre tous ceux avec lesquels elle ne partage pas les idées. Les signataires dénoncent un nouveau conformisme idéologique, contraire à la liberté d’expression dont, historiquement, la gauche progressiste fut pourtant l’apôtre. “Les forces de l’illibéralisme gagnent en intensité dans le monde entier et ont un puissant allié en Donald Trump”, écrivent-ils. “Mais il ne faut pas laisser la résistance à ce courant se durcir pour produire son propre dogme ou sa propre forme de coercition que les démagogues de droite exploitent déjà. L’inclusion démocratique à laquelle nous aspirons ne peut être réalisée que si nous nous prononçons contre le climat intolérant qui règne de tous côtés”, précisent-ils.
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Les signataires dénoncent un nouveau conformisme idéologique, contraire à la liberté d’expression dont, historiquement, la gauche progressiste fut pourtant l’apôtre.
Les signataires dénoncent un nouveau conformisme idéologique, contraire à la liberté d’expression dont, historiquement, la gauche progressiste fut pourtant l’apôtre.
“Tyrannie des minorités, appel à la censure, intolérance, ostracisme, culture de l’élimination”: que n’entend-on depuis des mois sur les dérives liberticides de la gauche radicale américaine? La dérive que certains lui prêtent tient dans une expression fétiche, comme l’image de l’enfer du politiquement correct: la cancel culture, que l’on traduit en français par “culture de l’annulation”, voire de l’humiliation publique, de la dénonciation, et même du rééquilibrage.” De la dénonciation à la dénonciation de la dénonciation, le débat intellectuel américain se déploie dans un climat pour le moins tendu. Importé des Etats-Unis, terre d’élection des promoteurs de cette nouvelle vague de penseurs de gauche (anticolonialistes, antiracistes, féministes, anti-homophobes, anti-appropriationnistes...), prônant la censure vis-à-vis de leurs ennemis politiques, le mot “cancel culture” résonne aussi en France. Hystérisés par des modes de conflit idéologiques et médiatiques comparables bien qu’à des échelles différentes, à l’image de la question des violences policières, racistes et sexistes, les deux pays sont traversés par une ligne de fracture politique, en grande partie interne à la gauche elle-même, qui renvoie à une certaine éthique de la conversation et du débat public. Surgie en plein été masqué, comme une façon de replonger dans des querelles politiques où le covid ne serait même plus un sujet de discussion, l’expression “cancel culture” s’est répandu dans le débat public à la vitesse d’un virus sémantique suffisamment mûr pour que rien ne puisse l’arrêter. Le mot en vogue traduit l’émergence d’une vague de fond au sein de la gauche radicale, prêt à attaquer, à ruiner la réputation, voire à faire perdre leur emploi à des personnes critiquant les minorités culturelles. La “cancel culture” serait ainsi le nom d’un nouveau champ de bataille où les combattants s’affrontent autant sur la forme des désaccords que sur le fond qui les sous-tendent.
Une nouvelle guerre culturelle serait ainsi à l’œuvre, avec un large registre d’actions – de la critique à l’insulte, du cyberharcèlement au boycott, du sit-in au déboulonnage de statues –, qui traduit la violence d’un moment fracturé et irrespirable de la vie civique. Cette culture de l’annulation est ainsi devenue l’outil actif de la contestation politique issue des minorités et de la gauche radicale, “excédées par l’impunité du pouvoir et la passivité des institutions face au racisme, à l’injustice sociale, au sexisme, à l’homophobie, à la transphobie, entre autres”, comme le rappelait l’historienne française installée à Los Angeles, Laure Murat, dans une tribune – “La cancel culture, c’est d’abord un immense ras-le-bol d’une justice à deux vitesses”, Le Monde, 1er août). Pour elle, Black Lives Matter et #metoo sont les deux grands mouvements sociaux qui puisent dans la “cancel culture” des ressources rhétoriques pour “dénoncer des situations iniques, exiger des institutions qu’elles prennent leurs responsabilités en cessant d’honorer des personnalités accusées d’agressions sexuelles ou d’œuvres racistes.”
C’est la publication d’un texte aux Etats-Unis, dans le Harper’s Magazine le 7 juillet, qui a mis au grand jour la réalité, objective ou fantasmée, de cette fameuse “cancel culture”, sur laquelle beaucoup d’intellectuels et penseurs s’écharpent aujourd’hui, dans une opposition frontale et caricaturale autour de la liberté d’expression, mais aussi d’un certain rapport à la question sociale et raciale. Signée par 150 personnalités, parmi lesquels les écrivains Margaret Atwood, Salman Rushdie, J. K. Rowling, Noam Chomsky, Gloria Steinem, mais aussi des intellectuels engagés depuis des années dans la défense de la liberté d’expression – Mark Lilla, George Packer, David Greenberg, Robert Worth, Thomas Chatterton Williams –, la tribune fustige la manière dont la gauche dite progressiste se livrerait désormais à des actes de censure multipliés contre tous ceux avec lesquels elle ne partage pas les idées. Les signataires dénoncent un nouveau conformisme idéologique, contraire à la liberté d’expression dont, historiquement, la gauche progressiste fut pourtant l’apôtre. “Les forces de l’illibéralisme gagnent en intensité dans le monde entier et ont un puissant allié en Donald Trump”, écrivent-ils. “Mais il ne faut pas laisser la résistance à ce courant se durcir pour produire son propre dogme ou sa propre forme de coercition que les démagogues de droite exploitent déjà. L’inclusion démocratique à laquelle nous aspirons ne peut être réalisée que si nous nous prononçons contre le climat intolérant qui règne de tous côtés”, précisent-ils.
Cette montée de l’intolérance, ces appels à une “punition rapide et sévère” des transgressions supposées et “cette tendance à dissoudre des questions politiques complexes dans une certitude morale aveugle” poussent les tenants du pluralisme à sortir de leur gonds. Parmi ces opposants à la “cancel culture”, on trouve de tout, et pas que des citoyens modérés obsédés par la pacification des mœurs. Le président Trump s’est ainsi autorisé le 3 juillet dernier à parler d’un “nouveau fascisme d’extrême-gauche”, très présent “dans nos salles de rédaction”. De la part d’un homme ne cessant d’insulter les autres, appelant sans cesse à virer les nuls, notamment les journalistes, comme il le faisait dans sa propre émission de télé “The Apprentice” (“You are fired”), cela ne manque pas de sel. “Si vous ne parlez pas sa langue, n’exécutez pas ses rituels, ne récitez pas ses mantras et ne suivez pas ses injonctions, vous serez alors censuré, banni, inscrit sur une liste noire, persécuté et puni”, a assuré le président américain, très remonté contre la presse, notamment contre le New York Times, officine quasi officielle de cette “cancel culture” honnie.
Le quotidien le plus influent du pays concentre en effet sur lui toute l’ambivalence des enjeux liés à cette polémique, et pourrait à lui seul traduire les effets concrets de ce nouvel esprit de censure, qui derrière le paravent de la vertu, cacherait les vices de la calomnie. Le 7 juin dernier, le directeur des pages débats du New York Times, James Bennet, avait dû démissionner, à cause d’une bronca au sein du journal, suite à la publication d’une tribune d’un élu républicain de l’Arkansas, Tom Cotton, appelant à la militarisation de la répression pour endiguer la violence des manifestations après la mort du jeune noir George Floyd par un policier à Minneapolis. James Bennet s’est défendu, en rappelant qu’il avait publié le point de vue de Cotton au nom du pluralisme de la pensée, tout en reconnaissant qu’il n’avait pas relu personnellement le texte avant publication. “L’intégrité et l’indépendance du New York Times seraient sapées si nous ne publiions que des points de vue avec lesquels les rédacteurs en chef comme moi sont d’accord”, argumentait-il, estimant au passage que la rédaction du New York Times était désormais noyautée par des antifa, jeunes journalistes de moins de trente ans “éduqués dans des séminaires sur la justice sociale de nos campus”.
Il est vrai que les polémiques autour de la cancel culture se greffent en partie sur une fracture générationnelle: d’un côté de jeunes journalistes, biberonnés sur les campus universitaires à la pensée décoloniale et aux gender studies, très attachés à la défense des minorités, et de l’autre côté, des journalistes plus âgés, attachés à la liberté d’expression avant tout (l’un de leurs grands combats dans les années 1970). Un clivage politique conjugué à un autre, plus ancien, structurant bien que souvent confus: celui opposant le communautarisme effectif et l’universalisme abstrait.
Quelques jours après le départ de Bennet, une autre journaliste du New York Times, Bari Weiss, 36 ans, rédactrice aux pages “opinions” démissionnait à son tour, au nom de son refus de participer à cet esprit de censure et de “l’intimidation” dont elle était l’objet de la part de ses collègues. Estimant que “la curiosité intellectuelle était devenue un défaut au Times”, elle accuse le journal d’être trop perméable à la meute des réseaux sociaux. Signataire du texte paru dans le Harper’s, Bari Weiss assume sa position de centriste de gauche, critique de certaines dérives du mouvement #metoo et défendant la droit à l’appropriation culturelle, fustigé par certains militants antiracistes.
A croire ces réfractaires aux militants d’extrême-gauche, on ne pourrait donc plus rien dire dans un espace public soumis à la hargne des réseaux sociaux et des militants antiracistes, pour lesquels la volonté de censure serait devenue une nouvelle arme dans les combats culturels en cours. L’essayiste Thomas Chatterton Williams, initiateur du manifeste contre la cancel culture, se défendait dans un entretien paru dans Le Monde de “jouer les chiens de garde veillant sur les privilèges d’une élite intellectuelle vieillissante, empêchant les minorités qui cherchent à se faire entendre d’avoir accès à l’espace public.” Pour lui, au contraire, ces minorités “sont les premières à souffrir lorsque la liberté d’expression est limitée.”
Pourtant, comment ne pas prendre acte du déficit d’accès à la parole publique des minorités dans la société américaine? Comment ne pas reconnaître l’omniprésence des symboles de la suprématie blanche et l’invisibilisation de l’histoire de la violence raciale? Et comment ne pas admettre que les recours à l’intimidation pour faire taire leurs opposants sont d’abord le lot des “suprémacistes” blancs aux Etats-Unis? Ce défaut de prise en compte des violences subies par les minorités pousse ainsi de nombreux intellectuels américains à ne pas céder à la tentation, a priori évidente, de brocarder cette “cancel culture” si mal vue.
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Le directeur de la rédaction de Charlie, Riss, s’énerve: “Hier, on disait merde à Dieu, l’armée, l’Eglise, l’Etat. Aujourd’hui, il faut apprendre à dire merde aux associations tyranniques, aux minorités nombrilistes, aux blogueurs et blogueuses qui nous tapent sur les doigts comme des petits maîtres d’école.”
Cette montée de l’intolérance, ces appels à une “punition rapide et sévère” des transgressions supposées et “cette tendance à dissoudre des questions politiques complexes dans une certitude morale aveugle” poussent les tenants du pluralisme à sortir de leur gonds. Parmi ces opposants à la “cancel culture”, on trouve de tout, et pas que des citoyens modérés obsédés par la pacification des mœurs. Le président Trump s’est ainsi autorisé le 3 juillet dernier à parler d’un “nouveau fascisme d’extrême-gauche”, très présent “dans nos salles de rédaction”. De la part d’un homme ne cessant d’insulter les autres, appelant sans cesse à virer les nuls, notamment les journalistes, comme il le faisait dans sa propre émission de télé “The Apprentice” (“You are fired”), cela ne manque pas de sel. “Si vous ne parlez pas sa langue, n’exécutez pas ses rituels, ne récitez pas ses mantras et ne suivez pas ses injonctions, vous serez alors censuré, banni, inscrit sur une liste noire, persécuté et puni”, a assuré le président américain, très remonté contre la presse, notamment contre le New York Times, officine quasi officielle de cette “cancel culture” honnie.
Le quotidien le plus influent du pays concentre en effet sur lui toute l’ambivalence des enjeux liés à cette polémique, et pourrait à lui seul traduire les effets concrets de ce nouvel esprit de censure, qui derrière le paravent de la vertu, cacherait les vices de la calomnie. Le 7 juin dernier, le directeur des pages débats du New York Times, James Bennet, avait dû démissionner, à cause d’une bronca au sein du journal, suite à la publication d’une tribune d’un élu républicain de l’Arkansas, Tom Cotton, appelant à la militarisation de la répression pour endiguer la violence des manifestations après la mort du jeune noir George Floyd par un policier à Minneapolis. James Bennet s’est défendu, en rappelant qu’il avait publié le point de vue de Cotton au nom du pluralisme de la pensée, tout en reconnaissant qu’il n’avait pas relu personnellement le texte avant publication. “L’intégrité et l’indépendance du New York Times seraient sapées si nous ne publiions que des points de vue avec lesquels les rédacteurs en chef comme moi sont d’accord”, argumentait-il, estimant au passage que la rédaction du New York Times était désormais noyautée par des antifa, jeunes journalistes de moins de trente ans “éduqués dans des séminaires sur la justice sociale de nos campus”.
Il est vrai que les polémiques autour de la cancel culture se greffent en partie sur une fracture générationnelle: d’un côté de jeunes journalistes, biberonnés sur les campus universitaires à la pensée décoloniale et aux gender studies, très attachés à la défense des minorités, et de l’autre côté, des journalistes plus âgés, attachés à la liberté d’expression avant tout (l’un de leurs grands combats dans les années 1970). Un clivage politique conjugué à un autre, plus ancien, structurant bien que souvent confus: celui opposant le communautarisme effectif et l’universalisme abstrait.
Quelques jours après le départ de Bennet, une autre journaliste du New York Times, Bari Weiss, 36 ans, rédactrice aux pages “opinions” démissionnait à son tour, au nom de son refus de participer à cet esprit de censure et de “l’intimidation” dont elle était l’objet de la part de ses collègues. Estimant que “la curiosité intellectuelle était devenue un défaut au Times”, elle accuse le journal d’être trop perméable à la meute des réseaux sociaux. Signataire du texte paru dans le Harper’s, Bari Weiss assume sa position de centriste de gauche, critique de certaines dérives du mouvement #metoo et défendant la droit à l’appropriation culturelle, fustigé par certains militants antiracistes.
A croire ces réfractaires aux militants d’extrême-gauche, on ne pourrait donc plus rien dire dans un espace public soumis à la hargne des réseaux sociaux et des militants antiracistes, pour lesquels la volonté de censure serait devenue une nouvelle arme dans les combats culturels en cours. L’essayiste Thomas Chatterton Williams, initiateur du manifeste contre la cancel culture, se défendait dans un entretien paru dans Le Monde de “jouer les chiens de garde veillant sur les privilèges d’une élite intellectuelle vieillissante, empêchant les minorités qui cherchent à se faire entendre d’avoir accès à l’espace public.” Pour lui, au contraire, ces minorités “sont les premières à souffrir lorsque la liberté d’expression est limitée.”
Pourtant, comment ne pas prendre acte du déficit d’accès à la parole publique des minorités dans la société américaine? Comment ne pas reconnaître l’omniprésence des symboles de la suprématie blanche et l’invisibilisation de l’histoire de la violence raciale? Et comment ne pas admettre que les recours à l’intimidation pour faire taire leurs opposants sont d’abord le lot des “suprémacistes” blancs aux Etats-Unis? Ce défaut de prise en compte des violences subies par les minorités pousse ainsi de nombreux intellectuels américains à ne pas céder à la tentation, a priori évidente, de brocarder cette “cancel culture” si mal vue.
Sans atteindre ce degré de violence propre aux Etats-Unis, le débat public hexagonal se focalise aussi depuis plusieurs années sur ces mêmes questions de liberté d’expression et de censure autour des questions culturelles et religieuses. Comme dans un exercice de symétrie éclairant, la querelle française autour de Charlie Hebdo fait écho depuis cinq ans aux récents fracas du New York Times. Car, dans un journal, ici aussi, certes dans le contexte différent d’une presse satirique, se pose la question de ce qu’on peut dire, moquer ou blasphémer. Dans le numéro paru début septembre, le directeur de la rédaction de Charlie, Riss, écrivait: “hier, on disait merde à Dieu, à l’armée, à l’Eglise, à l’Etat. Aujourd’hui, il faut apprendre à dire merde aux associations tyranniques, aux minorités nombrilistes, aux blogueurs et blogueuses qui nous tapent sur les doigts comme des petits maîtres d’école”. Il ajoutait: “Aujourd’hui, le politiquement correct nous impose des orthographes genrées, nous déconseille d’employer des mots supposés dérangeants.” En s’attaquant à ces “nouveaux gourous de la pensée formatée”, il faisait d’une certaine manière le procès de cette cancel culture à la française.
L’air du temps de la cancel culture américaine et de l’autocensure prédictive de la part de ceux qui craignent de se faire saquer souffle de fait chez nous. Les voix qui en France se refusent à défendre Charlie se rattachent à cette volonté de ne pas blesser des minorités, jusqu’à assumer le geste de censure à l’égard des blasphémateurs. Comme le remarque l’historien du journalisme Alexis Lévrier dans Libération (3 septembre), “on voit bien qu’une forme de tyrannie du ressenti se met en place, sur les questions religieuses comme sur beaucoup d’autres (…) On assiste à un développement de l’autocensure, dont les motifs sont parfois louables: beaucoup d’auteurs ou de journalistes se refusent à heurter des populations qui sont déjà victimes d’innombrables discriminations. Cette autocensure a aussi pour origine l’énorme pression exercée sur les réseaux sociaux. De véritables campagnes de haine sont en effet organisées par des communautés numériques très structurées, qui agissent en meute. Si on les laisse triompher, on risque de défaire tout le travail qui a été mené depuis le XIXe siècle pour élaborer un droit de la presse respectueux de la liberté d’expression.”
Par-delà le traumatisme national révélé par l’attentat contre Charlie et des débats qu’il occasionna sur le fait de savoir s’il fallait être ou ne pas être Charlie, de nombreux points de tension ne cessent de traduire, dans la société française marquée par l’histoire coloniale, patriarcale ou policière, la mise en place, sur un mode américain, d’une confrontation entre citoyens ennemis. Comme le soulignait la philosophe féministe Manon Garcia dans Le temps du débat sur France Culture le 16 juillet, “personne ne peut être en désaccord avec la position normative: oui il faut se battre pour la justice tout en préservant la liberté”. Pour autant prolonge-t-elle, l’appel à la politesse, lancé par les signataires du texte de Harper’s, est “problématique, car les réseaux sociaux permettent aussi de donner une voix aux gens qui sont marginalisés par les institutions, contrairement aux signataires de la lettre, qui ont, eux, beaucoup de pouvoir.”
Laure Murat pose une hypothèse: “et si la cancel culture n’était que l’avatar logique, inévitable, d’une démocratie à bout de souffle, dite désormais illibérale, et de l’ère de la post-vérité? L’enfant illégitime de la pensée occidentale et du capitalisme débridé, dans une société supposément universaliste, aveugle à ses impensés et incapable de reconnaître les crimes et les conséquences sans nombre de l’esclavage et de la colonisation?” Au fond, la cancel culture, c’est d’abord cela aux yeux de ceux qui en défendent le prix, certes sévère: “un immense ras-le-bol d’une justice à deux vitesses, une immense fatigue de voir le racisme et le sexisme honorés quand les Noirs se font tuer par la police et les statistiques de viols et de féminicides ne cessent d’augmenter.” Avec Laure Murat, il est important de rappeler que, par-delà tous ses excès et les problèmes qu’elle pose en termes de liberté d’expression, la cancel culture “braque le projecteur sur des aspects le plus souvent liés à l’histoire coloniale, dans le but de rééquilibrer un récit jugé mythique, partial, incomplet, pour mieux s’en émanciper.”
C’est toute la complexité de cet emballement autour d’un mot – “cancel”.
– qui suffit en lui-même à disqualifier les valeurs qu’il incarne: la censure, d’où qu’elle vienne, n’est pas défendable, et la liberté d’expression est un principe démocratique inaliénable. Ce que l’écrivain américain Philip Roth appelait la “tyrannie des convenances”, ou ce que l’essayiste française Cécile Guilbert nomme, elle, “le politiquement correct enragé de vertuisme” et le “ressentiment victimaire”, dénoncés aussi rageusement par le romancier Bret Easton Ellis dans son dernier livre, White, durcissent évidemment le ton de la conversation publique. Mais cette tension se greffe immanquablement à une autre tension, qui renvoie aux angles morts et aux impensés d’une histoire sociale violente, dont la colère actuelle des Noirs Américains est un signe fort. Sur un mode réactif, cette acrimonie s’ajuste à une autre. A la violence raciste et sexiste, réplique une violence des mots, à laquelle se prêtent des voix nouvelles, souvent jeunes, moins animées par le goût de la dénonciation que par le désir de justice. En résonnant dans l’espace public mondialisé, jusque dans ses propres excès, ces voix déstabilisent les règles fixes du débat public. Des couteaux sont tirés dans l’espace de la conversation en même temps que des balles sont tirées dans l’espace de la rue, des slogans et des appels à la justice (#metoo, Black Lives matter) sont lancés quand des discours incantatoires continent de se référer à des principes politiques éculés (avoir le droit de dire tout ce que l’on pense, même ce qui est abject).
Contre les postures rigides et sectaires, on préférerait naturellement que le débat public s’organise dans un cadre ouvert à la nuance, à la souplesse, à la dialectique, au respect de l’autre, aux désaccords raccordés par le goût de la discussion. Faire de la conversation “une manière de vivre”, pour reprendre l’expression du philosophe Ali Benmakhlouf, reste une exigence éthique. Mais cet idéal de la confrontation raisonnée ne pourra s’accomplir que dans une articulation repensée entre justice et liberté, entre histoire et actualité. Si la cancel culture a le défaut de brutaliser en retour ceux qui brutalisent les minorités, elle tend vers un idéal démocratique: la reconnaissance et l’égalité. Dans ce combat, le choix des armes n’a pas d’autre issue que l’insatisfaction formelle de la riposte momentanée. Plus que la cancel culture, c’est la listen culture (culture de l’écoute) dont les sociétés ont besoin, pour mieux respirer, de tous côtés. ■
Sans atteindre ce degré de violence propre aux Etats-Unis, le débat public hexagonal se focalise aussi depuis plusieurs années sur ces mêmes questions de liberté d’expression et de censure autour des questions culturelles et religieuses. Comme dans un exercice de symétrie éclairant, la querelle française autour de Charlie Hebdo fait écho depuis cinq ans aux récents fracas du New York Times. Car, dans un journal, ici aussi, certes dans le contexte différent d’une presse satirique, se pose la question de ce qu’on peut dire, moquer ou blasphémer. Dans le numéro paru début septembre, le directeur de la rédaction de Charlie, Riss, écrivait: “hier, on disait merde à Dieu, à l’armée, à l’Eglise, à l’Etat. Aujourd’hui, il faut apprendre à dire merde aux associations tyranniques, aux minorités nombrilistes, aux blogueurs et blogueuses qui nous tapent sur les doigts comme des petits maîtres d’école”. Il ajoutait: “Aujourd’hui, le politiquement correct nous impose des orthographes genrées, nous déconseille d’employer des mots supposés dérangeants.” En s’attaquant à ces “nouveaux gourous de la pensée formatée”, il faisait d’une certaine manière le procès de cette cancel culture à la française.
L’air du temps de la cancel culture américaine et de l’autocensure prédictive de la part de ceux qui craignent de se faire saquer souffle de fait chez nous. Les voix qui en France se refusent à défendre Charlie se rattachent à cette volonté de ne pas blesser des minorités, jusqu’à assumer le geste de censure à l’égard des blasphémateurs. Comme le remarque l’historien du journalisme Alexis Lévrier dans Libération (3 septembre), “on voit bien qu’une forme de tyrannie du ressenti se met en place, sur les questions religieuses comme sur beaucoup d’autres (…) On assiste à un développement de l’autocensure, dont les motifs sont parfois louables: beaucoup d’auteurs ou de journalistes se refusent à heurter des populations qui sont déjà victimes d’innombrables discriminations. Cette autocensure a aussi pour origine l’énorme pression exercée sur les réseaux sociaux. De véritables campagnes de haine sont en effet organisées par des communautés numériques très structurées, qui agissent en meute. Si on les laisse triompher, on risque de défaire tout le travail qui a été mené depuis le XIXe siècle pour élaborer un droit de la presse respectueux de la liberté d’expression.”
Par-delà le traumatisme national révélé par l’attentat contre Charlie et des débats qu’il occasionna sur le fait de savoir s’il fallait être ou ne pas être Charlie, de nombreux points de tension ne cessent de traduire, dans la société française marquée par l’histoire coloniale, patriarcale ou policière, la mise en place, sur un mode américain, d’une confrontation entre citoyens ennemis. Comme le soulignait la philosophe féministe Manon Garcia dans Le temps du débat sur France Culture le 16 juillet, “personne ne peut être en désaccord avec la position normative: oui il faut se battre pour la justice tout en préservant la liberté”. Pour autant prolonge-t-elle, l’appel à la politesse, lancé par les signataires du texte de Harper’s, est “problématique, car les réseaux sociaux permettent aussi de donner une voix aux gens qui sont marginalisés par les institutions, contrairement aux signataires de la lettre, qui ont, eux, beaucoup de pouvoir.”
Laure Murat pose une hypothèse: “et si la cancel culture n’était que l’avatar logique, inévitable, d’une démocratie à bout de souffle, dite désormais illibérale, et de l’ère de la post-vérité? L’enfant illégitime de la pensée occidentale et du capitalisme débridé, dans une société supposément universaliste, aveugle à ses impensés et incapable de reconnaître les crimes et les conséquences sans nombre de l’esclavage et de la colonisation?” Au fond, la cancel culture, c’est d’abord cela aux yeux de ceux qui en défendent le prix, certes sévère: “un immense ras-le-bol d’une justice à deux vitesses, une immense fatigue de voir le racisme et le sexisme honorés quand les Noirs se font tuer par la police et les statistiques de viols et de féminicides ne cessent d’augmenter.” Avec Laure Murat, il est important de rappeler que, par-delà tous ses excès et les problèmes qu’elle pose en termes de liberté d’expression, la cancel culture “braque le projecteur sur des aspects le plus souvent liés à l’histoire coloniale, dans le but de rééquilibrer un récit jugé mythique, partial, incomplet, pour mieux s’en émanciper.”
C’est toute la complexité de cet emballement autour d’un mot – “cancel”.
– qui suffit en lui-même à disqualifier les valeurs qu’il incarne: la censure, d’où qu’elle vienne, n’est pas défendable, et la liberté d’expression est un principe démocratique inaliénable. Ce que l’écrivain américain Philip Roth appelait la “tyrannie des convenances”, ou ce que l’essayiste française Cécile Guilbert nomme, elle, “le politiquement correct enragé de vertuisme” et le “ressentiment victimaire”, dénoncés aussi rageusement par le romancier Bret Easton Ellis dans son dernier livre, White, durcissent évidemment le ton de la conversation publique. Mais cette tension se greffe immanquablement à une autre tension, qui renvoie aux angles morts et aux impensés d’une histoire sociale violente, dont la colère actuelle des Noirs Américains est un signe fort. Sur un mode réactif, cette acrimonie s’ajuste à une autre. A la violence raciste et sexiste, réplique une violence des mots, à laquelle se prêtent des voix nouvelles, souvent jeunes, moins animées par le goût de la dénonciation que par le désir de justice. En résonnant dans l’espace public mondialisé, jusque dans ses propres excès, ces voix déstabilisent les règles fixes du débat public. Des couteaux sont tirés dans l’espace de la conversation en même temps que des balles sont tirées dans l’espace de la rue, des slogans et des appels à la justice (#metoo, Black Lives Matters) sont lancés quand des discours incantatoires continent de se référer à des principes politiques éculés (avoir le droit de dire tout ce que l’on pense, même ce qui est abject).
Contre les postures rigides et sectaires, on préférerait naturellement que le débat public s’organise dans un cadre ouvert à la nuance, à la souplesse, à la dialectique, au respect de l’autre, aux désaccords raccordés par le goût de la discussion. Faire de la conversation “une manière de vivre”, pour reprendre l’expression du philosophe Ali Benmakhlouf, reste une exigence éthique. Mais cet idéal de la confrontation raisonnée ne pourra s’accomplir que dans une articulation repensée entre justice et liberté, entre histoire et actualité. Si la cancel culture a le défaut de brutaliser en retour ceux qui brutalisent les minorités, elle tend vers un idéal démocratique: la reconnaissance et l’égalité. Dans ce combat, le choix des armes n’a pas d’autre issue que l’insatisfaction formelle de la riposte momentanée. Plus que la cancel culture, c’est la listen culture (culture de l’écoute) dont les sociétés ont besoin, pour mieux respirer, de tous côtés. ■
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Jean-Marie Durand a été rédacteur-en-chef adjoint des Inrockuptibles où il traitait avec talent de la vie des idées. Dernier ouvrage : Homo Intellectus (La Découverte, 2019).
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