ANTI-VERT ET CONTRE TOUT
Jean-Marie Durand
ANTI-VERT
ET CONTRE TOUT
Jean-Marie Durand
Follow the Leaders. 2015. © Isaac Cordal.
Pour eux, l’Anthropocène n’est que le mot obscène d’un délire de la bien-pensance qui voudrait nous empêcher de vivre en consommant et en polluant à tout va, en brutalisant la nature en vue de notre seul confort. Plus encore que de la bêtise ou du cynisme, ces intellectuels médiatiques et ces “pros” de l’analyse du monde contemporain font preuve d’inconséquence coupable.
“Quand le sage désigne la Lune, l’idiot regarde le doigt”; le célèbre adage chinois, régulièrement cité pour évoquer toutes les formes possibles d’aveuglement volontaire face aux principes de réalité, semble encore trop tiède pour désigner la cohorte des persifleurs et bouffons du débat public osant afficher, du haut de leur pseudo-expertise de salon, un climato-scepticisme fervent à l’heure même où la terre brûle. Tout ce que nous savons, ce que nous mesurons, ce que nous documentons depuis des décennies, grâce aux scientifiques, n’existe pas à leurs yeux bandés par un voile d’ignorance: la transformation du système Terre par les émissions de gaz à effet de serre, le réchauffement climatique, le cycle de l’eau altéré, la destruction de la biodiversité, les déforestations accélérées, les pollutions diverses, la plastification des mers...
Pour eux, l’Anthropocène n’est que le mot obscène d’un délire de la bien-pensance qui voudrait nous empêcher de vivre comme la modernité nous l’a autorisé: en consommant et en produisant à tout va, en dictant à la nature notre volonté souveraine, en la brutalisant et la forçant en vue de notre confort matériel. Plus encore que de la bêtise, de la malhonnêteté ou de la simple provocation, ces “experts” médiatiques et ces “pros” de l’analyse du monde contemporain (tels qu’ils se définissent eux-mêmes dans l’une des émissions de télé emblématiques de la crétinerie démagogique ambiante, “L’heure des pros” animée par Pascal Praud sur CNews), font preuve d’inconséquence coupable. Car leur incompétence n’est pas sans effet sur des opinions publiques en partie affectées par les discours sceptiques ou complotistes qui, du climat au terrorisme, ont toujours trouvé des espaces de contagion au sein des esprits confus et mal informés.
Douter, par principe, d’une parole dominante: la logique de la mise en accusation des discours officiels a des mécanismes souvent difficiles à neutraliser dans une époque où, plus que jamais, la vérité n’est plus qu’une valeur relative. Plusieurs études ont récemment révélé que les climato-sceptiques étaient, en tant que tels, nettement plus présents dans les médias que les scientifiques avisés. Leurs voix résonnent en tout cas plus fort, tant elles semblent habitées par le rejet principiel du discours scientifique, au point de laisser pantois tous ceux qui tentent de documenter rationnellement les enjeux du réchauffement climatique. La complaisance cynique de certaines chaînes de télé pour cette parole moins subversive que dangereuse, les relais des réseaux sociaux élargissant les effets de circulation, conditionnent ce décalage dans le débat public entre une réalité objective et la réalité de son déni. Si, comme l’a notamment analysé l’historien des idées politiques Serge Audier dans La société écologique et ses ennemis et dans L’âge productiviste (La Découverte), l’histoire sociale et politique a été largement marquée par la logique du déni généralisé face à la cause écologique depuis le 19e siècle, les progrès récents du savoir et l’aggravation des périls ne permettent plus de jouer avec le feu: ni le feu physique ni le feu conceptuel. Au risque de l’embrasement généralisé, dont l’Australie fut cet hiver le théâtre tragique.
Le déni de la réalité scientifique, porté depuis les années 1990 par le
“climato-scepticisme” propagé par l’industrie des énergies fossiles aux
Etats-Unis, a gagné le camp conservateur qui rejette la science, avec Trump aux avant-postes de cette arrière-garde, mais aussi avec le climato-scepticisme fanatique du premier ministre australien, Scott Morrison. (cf. Le Monde, 19 novembre 2018).
Mais le déni actuel semble aussi guidé par une posture intellectuelle de nature aristocratique, plus encore que par un rejet de la science. Un surplomb confinant au mépris de classe générationnelle. Comme si le scepticisme des scientifiques, encore très présent, pesait moins que la réactivité pulsionnelle de commentateurs conservateurs aigris de la vie démocratique, s’énervant contre l’idéologie du “politiquement correct” et contre ce qu’ils perçoivent comme un conformisme généralisé, dans lequel la jeunesse se glisserait en ordre serré, sans recul. Un groupe de journalistes d’investigation sur l’écologie et le climat (JIEC), issus de plusieurs médias (Médiapart, Politis, Reporterre, Basta, Projet), révélait en novembre 2019 qu’en dépit d’une nouvelle et forte prise de conscience du réchauffement climatique dans la plupart des médias français, “le climato-négationnisme avait muté”, pour se faire “plus discret” mais en restant très présent. Mais si le pur et dur climato-scepticisme sévit toujours au sein du monde scientifique (François Gervais, Vincent Courtillot, Benoît Rittaud, Christian Gerondeau…), particulièrement actifs dans la presse conservatrice et les think tank ultralibéraux, c’est à une nouvelle forme de scepticisme que le collectif de journalistes s’est particulièrement attaché: des “climato-relativistes”, qui ne nient pas forcément les phénomènes climatiques, mais en relativisent surtout l’impérative urgence.
De Laurent Alexandre, urologue fondateur de Doctissimo et partisan de solutions scientifico-techniques hasardeuses, au philosophe de plateau Luc Ferry, de l’essayiste Pascal Bruckner à la directrice du magazine Causeur, Élisabeth Lévy, de Michel Onfray à Régis Debray…, une cohorte de personnalités mondaines, souvent lettrées, usent de leur pouvoir médiatique pour activer les polémiques stériles et jouer les frondeurs de pacotille. Leurs relais sont légion, avec au sommet le magazine Valeurs Actuelles, qui titrait en juin 2019 “Les charlatans de l’écologie”, en affichant en une le visage de Greta Thunberg.
La jeune militante suédoise déclenche, il est vrai, les passions tristes chez nombre de nos vieux philosophes, précieux et ridicules à la fois. Le plus épique d’entre eux, Michel Onfray, osait, sur son blog, la décrire comme une “jeune fille qui ne sourit jamais, comme Buster Keaton à qui elle ressemble tant”. “Cette jeune fille arbore un visage de cyborg qui ignore l’émotion – ni sourire ni rire, ni étonnement ni stupéfaction, ni peine ni joie”, “Elle fait songer à ces poupées en silicone qui annoncent la fin de l’humain et l’avènement du posthumain”, “Elle a le visage, l’âge, le sexe et le corps d’un cyborg du troisième millénaire: son enveloppe est neutre. Elle est hélas ce vers quoi l’Homme va”. A travers elle, Onfray s’attaque à la jeune génération, coupable selon lui de panurgisme: “Trop contents de ce magnifique prétexte pour ne pas aller au collège, un troupeau de moutons de cette génération qui se croit libre en bêlant le catéchisme que les adultes leur inculque, propose de suivre son exemple et offre en sacrifice expiatoire la culture qu’elle n’a pas, mais qu’elle pourrait avoir – si d’aventure elle allait à l’école, encore que, si c’est pour y apprendre les billevesées gretasques...”
Pour Michel Onfray, ce sont les élites politiques honnies qui ont inventé une nouvelle fable pour égarer le peuple: l’origine humaine du réchauffement climatique. “Le réchauffement climatique est incontestable, comme sont incontestables les cycles de réchauffement et de glaciation qui, dans l’histoire, ont été vécus par la planète”, reconnaît-il dans son dernier livre “Grandeur du petit peuple”. Mais il écrit aussi: “ Le dérèglement climatique a bon dos, puisqu’il présente le formidable avantage d’être politiquement correct.” Et encore: “Il nous faut une écologie scientifique et non une écologie magique comme celle qui triomphe aujourd’hui à coups de propagande éhontée.”
“Quand le sage désigne la Lune, l’idiot regarde le doigt”; le célèbre adage chinois, régulièrement cité pour évoquer toutes les formes possibles d’aveuglement volontaire face aux principes de réalité, semble encore trop tiède pour désigner la cohorte des persifleurs et bouffons du débat public osant afficher, du haut de leur pseudo-expertise de salon, un climato-scepticisme fervent à l’heure même où la terre brûle. Tout ce que nous savons, ce que nous mesurons, ce que nous documentons depuis des décennies, grâce aux scientifiques, n’existe pas à leurs yeux bandés par un voile d’ignorance: la transformation du système Terre par les émissions de gaz à effet de serre, le réchauffement climatique, le cycle de l’eau altéré, la destruction de la biodiversité, les déforestations accélérées, les pollutions diverses, la plastification des mers...
Pour eux, l’Anthropocène n’est que le mot obscène d’un délire de la bien-pensance qui voudrait nous empêcher de vivre comme la modernité nous l’a autorisé: en consommant et en produisant à tout va, en dictant à la nature notre volonté souveraine, en la brutalisant et la forçant en vue de notre confort matériel. Plus encore que de la bêtise, de la malhonnêteté ou de la simple provocation, ces “experts” médiatiques et ces “pros” de l’analyse du monde contemporain (tels qu’ils se définissent eux-mêmes dans l’une des émissions de télé emblématiques de la crétinerie démagogique ambiante, “L’heure des pros” animée par Pascal Praud sur CNews), font preuve d’inconséquence coupable. Car leur incompétence n’est pas sans effet sur des opinions publiques en partie affectées par les discours sceptiques ou complotistes qui, du climat au terrorisme, ont toujours trouvé des espaces de contagion au sein des esprits confus et mal informés.
Douter, par principe, d’une parole dominante: la logique de la mise en accusation des discours officiels a des mécanismes souvent difficiles à neutraliser dans une époque où, plus que jamais, la vérité n’est plus qu’une valeur relative. Plusieurs études ont récemment révélé que les climato-sceptiques étaient, en tant que tels, nettement plus présents dans les médias que les scientifiques avisés. Leurs voix résonnent en tout cas plus fort, tant elles semblent habitées par le rejet principiel du discours scientifique, au point de laisser pantois tous ceux qui tentent de documenter rationnellement les enjeux du réchauffement climatique. La complaisance cynique de certaines chaînes de télé pour cette parole moins subversive que dangereuse, les relais des réseaux sociaux élargissant les effets de circulation, conditionnent ce décalage dans le débat public entre une réalité objective et la réalité de son déni. Si, comme l’a notamment analysé l’historien des idées politiques Serge Audier dans La société écologique et ses ennemis et dans L’âge productiviste (La Découverte), l’histoire sociale et politique a été largement marquée par la logique du déni généralisé face à la cause écologique depuis le 19e siècle, les progrès récents du savoir et l’aggravation des périls ne permettent plus de jouer avec le feu: ni le feu physique ni le feu conceptuel. Au risque de l’embrasement généralisé, dont l’Australie fut cet hiver le théâtre tragique.
Le déni de la réalité scientifique, porté depuis les années 1990 par le “climato-scepticisme” propagé par l’industrie des énergies fossiles aux Etats-Unis, a gagné le camp conservateur qui rejette la science, avec Trump aux avant-postes de cette arrière-garde, mais aussi avec le climato-scepticisme fanatique du premier ministre australien, Scott Morrison. (cf. Le Monde, 19 novembre 2018). Mais le déni actuel semble aussi guidé par une posture intellectuelle de nature aristocratique, plus encore que par un rejet de la science. Un surplomb confinant au mépris de classe générationnelle. Comme si le scepticisme des scientifiques, encore très présent, pesait moins que la réactivité pulsionnelle de commentateurs conservateurs aigris de la vie démocratique, s’énervant contre l’idéologie du “politiquement correct” et contre ce qu’ils perçoivent comme un conformisme généralisé, dans lequel la jeunesse se glisserait en ordre serré, sans recul. Un groupe de journalistes d’investigation sur l’écologie et le climat (JIEC), issus de plusieurs médias (Médiapart, Politis, Reporterre, Basta, Projet), révélait en novembre 2019 qu’en dépit d’une nouvelle et forte prise de conscience du réchauffement climatique dans la plupart des médias français, “le climato-négationnisme avait muté”, pour se faire “plus discret” mais en restant très présent. Mais si le pur et dur climato-scepticisme sévit toujours au sein du monde scientifique (François Gervais, Vincent Courtillot, Benoît Rittaud, Christian Gerondeau…), particulièrement actifs dans la presse conservatrice et les think tank ultralibéraux, c’est à une nouvelle forme de scepticisme que le collectif de journalistes s’est particulièrement attaché: des “climato-relativistes”, qui ne nient pas forcément les phénomènes climatiques, mais en relativisent surtout l’impérative urgence.
De Laurent Alexandre, urologue fondateur de Doctissimo et partisan de solutions scientifico-techniques hasardeuses, au philosophe de plateau Luc Ferry, de l’essayiste Pascal Bruckner à la directrice du magazine Causeur, Élisabeth Lévy, de Michel Onfray à Régis Debray…, une cohorte de personnalités mondaines, souvent lettrées, usent de leur pouvoir médiatique pour activer les polémiques stériles et jouer les frondeurs de pacotille. Leurs relais sont légion, avec au sommet le magazine Valeurs Actuelles, qui titrait en juin 2019 “Les charlatans de l’écologie”, en affichant en une le visage de Greta Thunberg.
La jeune militante suédoise déclenche, il est vrai, les passions tristes chez nombre de nos vieux philosophes, précieux et ridicules à la fois. Le plus épique d’entre eux, Michel Onfray, osait, sur son blog, la décrire comme une “jeune fille qui ne sourit jamais, comme Buster Keaton à qui elle ressemble tant”. “Cette jeune fille arbore un visage de cyborg qui ignore l’émotion – ni sourire ni rire, ni étonnement ni stupéfaction, ni peine ni joie”, “Elle fait songer à ces poupées en silicone qui annoncent la fin de l’humain et l’avènement du posthumain”, “Elle a le visage, l’âge, le sexe et le corps d’un cyborg du troisième millénaire: son enveloppe est neutre. Elle est hélas ce vers quoi l’Homme va”. A travers elle, Onfray s’attaque à la jeune génération, coupable selon lui de panurgisme: “Trop contents de ce magnifique prétexte pour ne pas aller au collège, un troupeau de moutons de cette génération qui se croit libre en bêlant le catéchisme que les adultes leur inculque, propose de suivre son exemple et offre en sacrifice expiatoire la culture qu’elle n’a pas, mais qu’elle pourrait avoir – si d’aventure elle allait à l’école, encore que, si c’est pour y apprendre les billevesées gretasques...”
Pour Michel Onfray, ce sont les élites politiques honnies qui ont inventé une nouvelle fable pour égarer le peuple: l’origine humaine du réchauffement climatique. “Le réchauffement climatique est incontestable, comme sont incontestables les cycles de réchauffement et de glaciation qui, dans l’histoire, ont été vécus par la planète”, reconnaît-il dans son dernier livre “Grandeur du petit peuple”. Mais il écrit aussi: “ Le dérèglement climatique a bon dos, puisqu’il présente le formidable avantage d’être politiquement correct.” Et encore: “Il nous faut une écologie scientifique et non une écologie magique comme celle qui triomphe aujourd’hui à coups de propagande éhontée.”
____
“Mais le déni actuel semble aussi guidé par une posture intellectuelle de nature aristocratique, plus encore que par un rejet de la science. Un surplomb confinant au mépris de classe générationnelle.”
“Mais le déni actuel semble aussi guidé par une posture intellectuelle de nature aristocratique, plus encore que par un rejet de la science. Un surplomb confinant au mépris de classe générationnelle.”
La pauvre Greta Thunberg eut droit à un paquet de commentaires acides de la part de commentateurs autorisés. Le chroniqueur de Télérama Samuel Gontier en consigna quelques-uns des plus vils: des insultes directes prononcées sur le plateau de Pascal Praud et d’autres sur LCI, après l’intervention de la militante à l’ONU. “Irrationnelle”, “illettrée”, “louche”, “ridicule”, “sadique”, “fanatisée”, “totalitaire”... “Moi, elle me fait peur”, tremblait le journaliste du Figaro Alexis Brézet. “On a connu, à l’époque de Mao, les Gardes rouges qui dénonçaient leurs parents. Là, on a une génération de Gardes verts.”
Au Figaro, il y en eut d’autres pour s’acharner sur elle: Pascal Bruckner la considérait dans une tribune le 10 avril 2019 comme la représentante d’une “dangereuse propagande de l’infantilisme climatique”. Il s’en prend lui aussi à son physique, comme si tous ces réacs pétris de leur mépris d’adultes proches de la sénilité s’étaient accordé pour s’acharner, de manière sadique, sur le corps de l’adolescente: “outre son Asperger qu’elle affiche comme un titre de noblesse, son visage terriblement angoissant semble nous dire, si vous ne le faites pas pour la planète, faites-le au moins pour moi”. Pauvre enfant, mais surtout pauvre philosophe, habité par une haine suspecte, elle-même liée à la théorisation fumeuse de sa détestation de l’écologie. Son essai Le Fanatisme de l’apocalypse. Sauver la Terre, punir l’Homme, paru en 2011, formait déjà un symptôme plus éclairant qu’éclairé de ce nouvel “écolo bashing”, qui fait fi du dérèglement climatique et de l’épuisement des ressources fossiles. Sans totalement ignorer la réalité des périls, la thèse de Bruckner tient dans une idée fortement discutable: le vrai désir de l’écologie serait non pas la sauvegarde de la nature mais “le châtiment de l’homme”. “Dans le kit de base de la critique verte, le cataclysme est requis; les prophètes de la décomposition pullulent et nous somment d’expier sans tarder”, écrit-il. Cet “idéal de la pénitence” serait au cœur de cette pensée rongée, comme le marxisme, par une “maladie infantile”: le “catastrophisme”.
Toute l’argumentation tient dans ce motif d’une obsession renversée: l’ennemi à abattre n’est plus l’action néfaste des hommes sur la terre, mais la parole nuisible de ceux qui dénoncent le cataclysme avec “le calme des fanatiques” et qui “se vouent jour et nuit à l’apostolat du désespoir”. “On voudrait nous alarmer, on ne réussit qu’à nous désarmer”, écrit l’auteur sur un mode plaintif et paranoïaque, presque paniqué devant une forme d’injonction morale qu’il rejette au nom de sa liberté individuelle. Rétif à tout esprit de contrainte, fût-il au service de l’intérêt général, Bruckner se refuse d’endosser le statut de “coupable dans sa volonté de dominer la planète”. Contre tous les auteurs contemporains avisés sur la question – d’Hans Jonas à Michel Serres, de Bruno Latour à Dominique Bourg, d’André Gorz à Hervé Kempf... –, souvent adeptes d’un modèle de la “frugalité heureuse”, Pascal Bruckner, jouisseur impénitent, défend le principe décomplexé d’abondance. Précisément le concept que le philosophe Pierre Charbonnier interroge dans son essai récent, très important, Abondance et liberté (La Découverte): une analyse d’une tension structurelle entre croissance et démocratie, entre l’essor de l’industrie assimilé au progrès de la Modernité, et le bouleversement des équilibres écologiques. Pascal Bruckner résume, lui, l’écologie à l’envie de “ramener l’humanité en arrière en se parant de la nature et du cosmos”: sa caricature, parfois alerte lorsqu’il évoque le “sérieux de grand officiant” des buveurs de jus d’ortie dans les restaurants bio, bute sur un aveuglement problématique, et sur une conception dangereuse de la civilisation qu’il définit comme “l’augmentation exponentielle des convoitises chez les êtres”.
Un autre philosophe gauchiste repenti, Régis Debray, moque aussi dans son récent livre, Le siècle vert, “l’idolâtrie” de la nature en cours chez les écologistes du monde entier. Face à cette “sacralité”, il préfère trouver un équilibre, entre “l’Internationale” et “l’Ode à la salade”, confesse-t-il dans Libération, le 9 janvier 2020. Ce qui gêne Debray dans la nouvelle doxa écologique, “c’est l’idée d’un retour à une pureté perdue, à une authenticité généalogique et génétique.” “C’est la régression naturaliste. C’est le dérapage inhérent à toute nouvelle époque axiale. La vision romantique de la nature a toujours existé, mais en faire le fondement d’un nouvel ordre social, c’est risqué”, dit-il. “Certes, on a eu trop d’industrie, nous avons tellement idéalisé la puissance transformatrice de l’esprit que nous avons oublié la donnée naturelle, et nous en sommes justement punis. Mais je ne voudrais pas qu’on oublie que le bipède humain n’est pas un mammifère comme les autres (…) Vous savez, vous parlez à un vieux marxiste des années 60. On n’avait pas pensé qu’un jour il faudrait s’incliner devant les arbres! Admettez que le vieux Prométhée puisse être troublé par le retour de Gaïa!” Cette association de malfaiteurs opposés à la cause climatique, mêlant écrivains, journalistes, scientifiques et polémistes habitués des plateaux télé, s’inscrit dans un espace idéologique assez large, homogénéisé par une même attraction pour un registre pamphlétaire axé sur une forme de refus d’une vérité qui les dérange dans leurs modes de vie plus qu’une forme de négationnisme pur. A la différence du modèle achevé du “négationniste” (du réchauffement climatique comme de l’esclavage ou des camps de la mort), ces techniciens de surface de l’anti-écologie n’occultent pas totalement la réalité des changements du système Terre. Ce qu’ils attaquent, ce sont moins ces transformations objectives que les mécanismes honnis d’une certaine doxa démocratique et scientifique, c’est à dire de la constitution d’une opinion publique mondiale éclairée. Moquer Greta Thunberg et tous les nouveaux et jeunes convertis à la décroissance et autres injonctions du moment guidées par l’idée de sauver la planète procède chez eux d’un vieux réflexe amer et désenchanté; comme une manière d’affirmer, jusqu’à se noyer dans son propre vomis, son décalage avec l’époque.
En se trompant de cause, ils n’en épousent pas moins une: celle qui défie l’urgence partagée, au nom d’un refus du panurgisme. Une posture faussement subversive, complètement erronée. Même Jacques Attali, pourtant a priori proche de ces plumes desséchées et médiatisées, s’en émeut dans L’Express en regrettant l’existence de plus en plus affirmée de ces “anti-écolos mondains”, qui “assènent péremptoirement que l’écologie n’est qu’une nouvelle forme de dictature dont il faudrait se garder, se moquant de tous ceux qui tentent, à leur façon, d’alerter sur les dangers du monde.” L’éditorialiste pointe ainsi la bêtise de ces anti-écolos mondains qui, “au nom d’un savoir scientifique tiré de vieux diplômes et de quelques lectures sommaires” manipulent les consciences citoyennes.
Parallèlement aux stratégies cyniques de beaucoup de grandes entreprises industrielles cherchant à manipuler la science pour instiller le doute dans l’opinion sur l’hypothèse du réchauffement, ces faux experts agissent à contre-courant d’un discours lucide plus que catastrophiste, invitant à l’action. La société écologique n’a pas perdu ses ennemis; ils jacassent dans l’espace médiatique, mettant leur bile sur le compte d’un combat d’arrière-garde. ■
La pauvre Greta Thunberg eut droit à un paquet de commentaires acides de la part de commentateurs autorisés. Le chroniqueur de Télérama Samuel Gontier en consigna quelques-uns des plus vils: des insultes directes prononcées sur le plateau de Pascal Praud et d’autres sur LCI, après l’intervention de la militante à l’ONU. “Irrationnelle”, “illettrée”, “louche”, “ridicule”, “sadique”, “fanatisée”, “totalitaire”... “Moi, elle me fait peur”, tremblait le journaliste du Figaro Alexis Brézet. “On a connu, à l’époque de Mao, les Gardes rouges qui dénonçaient leurs parents. Là, on a une génération de Gardes verts.”
Au Figaro, il y en eut d’autres pour s’acharner sur elle: Pascal Bruckner la considérait dans une tribune le 10 avril 2019 comme la représentante d’une “dangereuse propagande de l’infantilisme climatique”. Il s’en prend lui aussi à son physique, comme si tous ces réacs pétris de leur mépris d’adultes proches de la sénilité s’étaient accordé pour s’acharner, de manière sadique, sur le corps de l’adolescente: “outre son Asperger qu’elle affiche comme un titre de noblesse, son visage terriblement angoissant semble nous dire, si vous ne le faites pas pour la planète, faites-le au moins pour moi”. Pauvre enfant, mais surtout pauvre philosophe, habité par une haine suspecte, elle-même liée à la théorisation fumeuse de sa détestation de l’écologie. Son essai Le Fanatisme de l’apocalypse. Sauver la Terre, punir l’Homme, paru en 2011, formait déjà un symptôme plus éclairant qu’éclairé de ce nouvel “écolo bashing”, qui fait fi du dérèglement climatique et de l’épuisement des ressources fossiles. Sans totalement ignorer la réalité des périls, la thèse de Bruckner tient dans une idée fortement discutable: le vrai désir de l’écologie serait non pas la sauvegarde de la nature mais “le châtiment de l’homme”. “Dans le kit de base de la critique verte, le cataclysme est requis; les prophètes de la décomposition pullulent et nous somment d’expier sans tarder”, écrit-il. Cet “idéal de la pénitence” serait au cœur de cette pensée rongée, comme le marxisme, par une “maladie infantile”: le “catastrophisme”.
Toute l’argumentation tient dans ce motif d’une obsession renversée: l’ennemi à abattre n’est plus l’action néfaste des hommes sur la terre, mais la parole nuisible de ceux qui dénoncent le cataclysme avec “le calme des fanatiques” et qui “se vouent jour et nuit à l’apostolat du désespoir”. “On voudrait nous alarmer, on ne réussit qu’à nous désarmer”, écrit l’auteur sur un mode plaintif et paranoïaque, presque paniqué devant une forme d’injonction morale qu’il rejette au nom de sa liberté individuelle. Rétif à tout esprit de contrainte, fût-il au service de l’intérêt général, Bruckner se refuse d’endosser le statut de “coupable dans sa volonté de dominer la planète”. Contre tous les auteurs contemporains avisés sur la question – d’Hans Jonas à Michel Serres, de Bruno Latour à Dominique Bourg, d’André Gorz à Hervé Kempf... –, souvent adeptes d’un modèle de la “frugalité heureuse”, Pascal Bruckner, jouisseur impénitent, défend le principe décomplexé d’abondance. Précisément le concept que le philosophe Pierre Charbonnier interroge dans son essai récent, très important, Abondance et liberté (La Découverte): une analyse d’une tension structurelle entre croissance et démocratie, entre l’essor de l’industrie assimilé au progrès de la Modernité, et le bouleversement des équilibres écologiques. Pascal Bruckner résume, lui, l’écologie à l’envie de “ramener l’humanité en arrière en se parant de la nature et du cosmos”: sa caricature, parfois alerte lorsqu’il évoque le “sérieux de grand officiant” des buveurs de jus d’ortie dans les restaurants bio, bute sur un aveuglement problématique, et sur une conception dangereuse de la civilisation qu’il définit comme “l’augmentation exponentielle des convoitises chez les êtres”.
Un autre philosophe gauchiste repenti, Régis Debray, moque aussi dans son récent livre, Le siècle vert, “l’idolâtrie” de la nature en cours chez les écologistes du monde entier. Face à cette “sacralité”, il préfère trouver un équilibre, entre “l’Internationale” et “l’Ode à la salade”, confesse-t-il dans Libération, le 9 janvier 2020. Ce qui gêne Debray dans la nouvelle doxa écologique, “c’est l’idée d’un retour à une pureté perdue, à une authenticité généalogique et génétique.” “C’est la régression naturaliste. C’est le dérapage inhérent à toute nouvelle époque axiale. La vision romantique de la nature a toujours existé, mais en faire le fondement d’un nouvel ordre social, c’est risqué”, dit-il. “Certes, on a eu trop d’industrie, nous avons tellement idéalisé la puissance transformatrice de l’esprit que nous avons oublié la donnée naturelle, et nous en sommes justement punis. Mais je ne voudrais pas qu’on oublie que le bipède humain n’est pas un mammifère comme les autres (…) Vous savez, vous parlez à un vieux marxiste des années 60. On n’avait pas pensé qu’un jour il faudrait s’incliner devant les arbres! Admettez que le vieux Prométhée puisse être troublé par le retour de Gaïa!” Cette association de malfaiteurs opposés à la cause climatique, mêlant écrivains, journalistes, scientifiques et polémistes habitués des plateaux télé, s’inscrit dans un espace idéologique assez large, homogénéisé par une même attraction pour un registre pamphlétaire axé sur une forme de refus d’une vérité qui les dérange dans leurs modes de vie plus qu’une forme de négationnisme pur. A la différence du modèle achevé du “négationniste” (du réchauffement climatique comme de l’esclavage ou des camps de la mort), ces techniciens de surface de l’anti-écologie n’occultent pas totalement la réalité des changements du système Terre. Ce qu’ils attaquent, ce sont moins ces transformations objectives que les mécanismes honnis d’une certaine doxa démocratique et scientifique, c’est à dire de la constitution d’une opinion publique mondiale éclairée. Moquer Greta Thunberg et tous les nouveaux et jeunes convertis à la décroissance et autres injonctions du moment guidées par l’idée de sauver la planète procède chez eux d’un vieux réflexe amer et désenchanté; comme une manière d’affirmer, jusqu’à se noyer dans son propre vomis, son décalage avec l’époque.
En se trompant de cause, ils n’en épousent pas moins une: celle qui défie l’urgence partagée, au nom d’un refus du panurgisme. Une posture faussement subversive, complètement erronée. Même Jacques Attali, pourtant a priori proche de ces plumes desséchées et médiatisées, s’en émeut dans L’Express en regrettant l’existence de plus en plus affirmée de ces “anti-écolos mondains”, qui “assènent péremptoirement que l’écologie n’est qu’une nouvelle forme de dictature dont il faudrait se garder, se moquant de tous ceux qui tentent, à leur façon, d’alerter sur les dangers du monde.” L’éditorialiste pointe ainsi la bêtise de ces anti-écolos mondains qui, “au nom d’un savoir scientifique tiré de vieux diplômes et de quelques lectures sommaires” manipulent les consciences citoyennes.
Parallèlement aux stratégies cyniques de beaucoup de grandes entreprises industrielles cherchant à manipuler la science pour instiller le doute dans l’opinion sur l’hypothèse du réchauffement, ces faux experts agissent à contre-courant d’un discours lucide plus que catastrophiste, invitant à l’action. La société écologique n’a pas perdu ses ennemis; ils jacassent dans l’espace médiatique, mettant leur bile sur le compte d’un combat d’arrière-garde. ■
––––––––
Jean-Marie Durand a été rédacteur-en-chef adjoint des Inrockuptibles où il traitait avec talent de la vie des idées. Dernier ouvrage : Homo Intellectus (La Découverte, 2019).
À LIRE ÉGALEMENT:
Jean-Marie Durand
LES CHACALS. LES PROFITEURS DU RÉCHAUFFEMENT
Alberto Tundo
COLÈRE. DES SCIENTIFIQUES CONTRE L’INACTION
Les scientifiques témoignent
Jared Diamond
TEMPÊTES ET OURAGANS AGGRAVENT LES INÉGALITÉS, ENRICHISSENT LES FAVORISÉS
Frédéric Joignot
Edward Burtynsky