LES “INDÉSIRABLES” SONT CEUX
QU’UNE POLITIQUE VOUDRAIT ÉLIMINER.
LES “INDÉSIRABLES” SONT CEUX QU’UNE POLITIQUE VOUDRAIT ÉLIMINER
Mohamed Bourouissa. L’impasse, 2007, C-print, 120 x 160 cm.
Nos gouvernements démocratiques rêvent d’éliminer certains indésirables: les sans-papiers, les économiquement inutiles ou superflus, les nomades, les criminels dits “irrécupérables”, les “assistés” de longue durée, les prostituées de rue, les minorités trop visibles, les musulmans qui voudraient pratiquer leur religion.
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Il y a une certaine différence entre ne pas être désiré et appartenir à la catégorie des “indésirables”. Ne pas être désiré est un état psychologique que tout le monde peut connaître. Mais être indésirable est un état politique qui concerne certaines personnes seulement, aux caractéristiques sociales ou physiques bien définies.
Quand, comment, devient-on indésirable? Lorsque la pire question qui peut être posée à leur propos n’est plus “Comment tirer le bénéfice maximal de leur présence?”, mais “Comment faire en sorte pour qu’ils ne soient plus là?” Les indésirables ne sont pas ceux qu’on désire exploiter ou asservir, mais ceux qu’on voudrait bien éliminer.
Dans les États antidémocratiques, autoritaires ou totalitaires, les indésirables sont les opposants politiques, les militants des droits de l’homme, les artistes et les journalistes non conformistes, les chercheurs dans certains domaines, les membres de minorités religieuses, sexuelles, ethniques, etc. Et dans les sociétés démocratiques? Cette catégorie peut inclure, selon les époques et les majorités politiques, les sans-papiers, ceux qui sont économiquement inutiles ou superflus, les nomades, les criminels dits “irrécupérables”, les “assistés” de longue durée, les prostituées dans certains quartiers, les minorités dites visibles lorsqu’elles sortent des cités, les musulmans pauvres qui ont le culot de vouloir exprimer publiquement leur foi, etc.
Ajoutons qu’il existe évidemment des tendances antidémocratiques dans les pays démocratiques et que, selon les époques et les majorités politiques, la liste des indésirables peut s’étendre et ressembler à celle des États non démocratiques, c’est-à-dire inclure des opposants politiques, des journalistes, des chercheurs, des artistes, des membres de minorités sexuelles, ethniques ou religieuses, etc. L’existence d’une catégorie d’indésirables nous oblige à repenser la notion de liberté politique. Pourquoi?
Domination. Qu’est-ce que la liberté politique? À cette question philosophique ancienne, une multitude de réponses différentes ont été données. L’une des plus débattues aujourd’hui est la suivante: nous sommes libres politiquement quand nous n’avons pas de maître, quand nous sommes à l’abri de toute forme de domination (1). Selon cette conception de la liberté politique, l’esclave soumis aux caprices de son propriétaire, la femme à ceux de son mari et l’ouvrier à ceux de son patron ne sont pas libres. Ils sont dominés, en ce sens très simple qu’ils sont privés du pouvoir de contrôle sur leur corps ou les produits de leur travail. Plus généralement, ce ne sont pas eux qui décident dans des matières qui les concernent personnellement.
Il se peut que, par paresse, négligence ou bienveillance, le maître n’intervienne pas trop dans la vie de son esclave. Il se peut même qu’il n’intervienne pas du tout. Mais il ne s’ensuit évidemment pas que l’esclave soit politiquement libre! Le simple fait que le maître ait le droit et la possibilité permanente d’intervenir dans la vie de ses esclaves suffit à établir l’état de domination politique de ces derniers. Ils vivent dans l’ignorance délibérée au mieux, dans la terreur au pire, de ces interventions possibles. Pour être libre politiquement, il ne suffit donc pas d’être libre d’agir sans rencontrer d’obstacles de la part de ses maîtres. Il faut ne plus avoir de maître.
Persécution. L’idée qu’être libre politiquement, c’est ne pas avoir de maître, et être ainsi à l’abri de la domination est puissante et séduisante. Mais elle est insuffisante, me semble-t-il, car il y a des cas où nous ne sommes pas libres, non parce que nous sommes exploités, asservis par autrui, mais parce qu’autrui ne cherche même plus à nous causer ce genre de torts. C’est cette idée paradoxale d’Hannah Arendt analysant la condition des exilés déchus de leur nationalité: “Leur tare (…), ce n’est pas d’être opprimés, mais que personne ne se soucie même de les opprimer (2.)” Ainsi les travailleurs étrangers peuvent être accueillis, exploités, asservis. Mais il arrive aussi que les mêmes finissent, pour toutes sortes de raisons politiques ou économiques, ou par pure xénophobie, par être renvoyés chez eux. On ne veut plus les asservir. On veut qu’ils s’en aillent! Ils sont devenus indésirables. On les harcèle, on prend des mesures vexatoires à leur égard, on leur rend la vie impossible, on les interdit de résidence, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’ils partent.
Je dirais qu’après avoir été dominés, ils sont persécutés. Mais toute la difficulté philosophique est d’établir de façon suffisamment claire la différence entre domination et persécution.
Persécutés sans être dominés. D’un côté nous avons la série: profiter, manipuler, exploiter, abuser, marquer, s’approprier, asservir, réduire en esclavage. Ce sont des actes de domination. De l’autre, la série: pourchasser, harceler, exclure, enfermer, expulser, déporter, liquider. Ce sont des actes de persécution.
La persécution a toutes sortes de liens concrets ou empiriques avec la domination. Mais ce sont des concepts différents. On peut être persécuté sans être asservi et asservi sans être persécuté.
Ainsi, les huguenots ont été persécutés, pas asservis. Les opposants politiques et les militants des droits de l’homme dans la Russie ou la Chine d’aujourd’hui sont persécutés, pas asservis. Les sans-papiers d’aujourd’hui peuvent être à la fois asservis et persécutés. Mais il n’y a pas de lien nécessaire entre les deux. Pensez à des artistes indépendants ou à des petits entrepreneurs qui vivent illégalement dans un certain pays: ils seront potentiellement persécutés sans être asservis.
Le racisme, l’antisémitisme, l’homophobie, la xénophobie, le harcèlement des “assistés” pour les renvoyer au travail, sont des formes de persécution, pas de domination ou d’exploitation. Bien sûr, la persécution raciste, antisémite, homophobe, xénophobe, le harcèlement des “assistés” peuvent conduire à l’asservissement et la domination. Bien sûr, pour les persécuter, il faut employer la menace et la force, exercer de puissantes contraintes. Mais il ne s’ensuit pas que l’état visé soit nécessairement un état d’asservissement ou que les techniques de contrainte soient similaires à celles employées pour asservir.
Ni domination, ni persécution. La conception dite “libérale” de la liberté politique est particulièrement sensible à la persécution. Elle interdit toute intervention brutale de l’État contre les personnes sur la seule base de leur style de vie, leur religion, leur couleur, et même de leur appartenance nationale. Mais elle est bien moins équipée pour faire face à la domination, du fait qu’elle sépare la question de la liberté politique de celle de l’égalité, et donne la priorité à la première.
De son côté, la conception dite “républicaine” de la liberté permet de mieux détecter la domination, dans la mesure où elle traque toutes les formes de soumission, d’exploitation, de servitude volontaire et involontaire (3). Mais c’est une conception qui est bien moins équipée pour faire face à la persécution, du fait qu’elle admet les interventions de l’État au nom des intérêts bien compris d’une certaine communauté de citoyens à l’exclusion de tous les autres.
Je ne suis pas seul à penser que les deux sont insatisfaisantes!
Protéger les individus, pas les valeurs. L’une des raisons, à mon avis, c’est qu’elles sont finalement toutes les deux moralistes, en ce sens que, pour elles, ce qui compte c’est de promouvoir certaines valeurs et non de protéger des individus concrets. Pour les républicains, la valeur à promouvoir, c’est la non domination. Pour les libéraux, la dignité humaine.
Le risque est que des individus fassent les frais de ces campagnes de promotion des valeurs. Si, pour aboutir à moins de domination, il faut dominer des minorités, le républicain pourrait l’accepter. Si, pour aboutir à plus de dignité humaine, il faut se conduire de façon grossièrement paternaliste à l’égard de la masse inculte, le libéral pourrait l’accepter.
De mon point de vue minimaliste, la seule chose qui compte, c’est de ne pas nuire aux autres, ou de protéger par des droits l’individu de chair et d’os des torts que les autres veulent lui infliger, domination ou persécution. Ce n’est pas de promouvoir pompeusement des valeurs au détriment, parfois, des individus. ■
Nos gouvernements démocratiques rêvent d’éliminer certains indésirables: les sans-papiers, les économiquement inutiles ou superflus, les nomades, les criminels dits “irrécupérables”, les “assistés” de longue durée, les prostituées de rue, les minorités trop visibles, les musulmans qui voudraient pratiquer leur religion.
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Il y a une certaine différence entre ne pas être désiré et appartenir à la catégorie des “indésirables”. Ne pas être désiré est un état psychologique que tout le monde peut connaître. Mais être indésirable est un état politique qui concerne certaines personnes seulement, aux caractéristiques sociales ou physiques bien définies.
Quand, comment, devient-on indésirable? Lorsque la pire question qui peut être posée à leur propos n’est plus “Comment tirer le bénéfice maximal de leur présence?”, mais “Comment faire en sorte pour qu’ils ne soient plus là?” Les indésirables ne sont pas ceux qu’on désire exploiter ou asservir, mais ceux qu’on voudrait bien éliminer.
Dans les États antidémocratiques, autoritaires ou totalitaires, les indésirables sont les opposants politiques, les militants des droits de l’homme, les artistes et les journalistes non conformistes, les chercheurs dans certains domaines, les membres de minorités religieuses, sexuelles, ethniques, etc. Et dans les sociétés démocratiques? Cette catégorie peut inclure, selon les époques et les majorités politiques, les sans-papiers, ceux qui sont économiquement inutiles ou superflus, les nomades, les criminels dits “irrécupérables”, les “assistés” de longue durée, les prostituées dans certains quartiers, les minorités dites visibles lorsqu’elles sortent des cités, les musulmans pauvres qui ont le culot de vouloir exprimer publiquement leur foi, etc.
Ajoutons qu’il existe évidemment des tendances antidémocratiques dans les pays démocratiques et que, selon les époques et les majorités politiques, la liste des indésirables peut s’étendre et ressembler à celle des États non démocratiques, c’est-à-dire inclure des opposants politiques, des journalistes, des chercheurs, des artistes, des membres de minorités sexuelles, ethniques ou religieuses, etc. L’existence d’une catégorie d’indésirables nous oblige à repenser la notion de liberté politique. Pourquoi?
Domination. Qu’est-ce que la liberté politique? À cette question philosophique ancienne, une multitude de réponses différentes ont été données. L’une des plus débattues aujourd’hui est la suivante: nous sommes libres politiquement quand nous n’avons pas de maître, quand nous sommes à l’abri de toute forme de domination (1). Selon cette conception de la liberté politique, l’esclave soumis aux caprices de son propriétaire, la femme à ceux de son mari et l’ouvrier à ceux de son patron ne sont pas libres. Ils sont dominés, en ce sens très simple qu’ils sont privés du pouvoir de contrôle sur leur corps ou les produits de leur travail. Plus généralement, ce ne sont pas eux qui décident dans des matières qui les concernent personnellement.
Il se peut que, par paresse, négligence ou bienveillance, le maître n’intervienne pas trop dans la vie de son esclave. Il se peut même qu’il n’intervienne pas du tout. Mais il ne s’ensuit évidemment pas que l’esclave soit politiquement libre! Le simple fait que le maître ait le droit et la possibilité permanente d’intervenir dans la vie de ses esclaves suffit à établir l’état de domination politique de ces derniers. Ils vivent dans l’ignorance délibérée au mieux, dans la terreur au pire, de ces interventions possibles. Pour être libre politiquement, il ne suffit donc pas d’être libre d’agir sans rencontrer d’obstacles de la part de ses maîtres. Il faut ne plus avoir de maître.
Persécution. L’idée qu’être libre politiquement, c’est ne pas avoir de maître, et être ainsi à l’abri de la domination est puissante et séduisante. Mais elle est insuffisante, me semble-t-il, car il y a des cas où nous ne sommes pas libres, non parce que nous sommes exploités, asservis par autrui, mais parce qu’autrui ne cherche même plus à nous causer ce genre de torts. C’est cette idée paradoxale d’Hannah Arendt analysant la condition des exilés déchus de leur nationalité: “Leur tare (…), ce n’est pas d’être opprimés, mais que personne ne se soucie même de les opprimer (2.)” Ainsi les travailleurs étrangers peuvent être accueillis, exploités, asservis. Mais il arrive aussi que les mêmes finissent, pour toutes sortes de raisons politiques ou économiques, ou par pure xénophobie, par être renvoyés chez eux. On ne veut plus les asservir. On veut qu’ils s’en aillent! Ils sont devenus indésirables. On les harcèle, on prend des mesures vexatoires à leur égard, on leur rend la vie impossible, on les interdit de résidence, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’ils partent.
Je dirais qu’après avoir été dominés, ils sont persécutés. Mais toute la difficulté philosophique est d’établir de façon suffisamment claire la différence entre domination et persécution.
Persécutés sans être dominés. D’un côté nous avons la série: profiter, manipuler, exploiter, abuser, marquer, s’approprier, asservir, réduire en esclavage. Ce sont des actes de domination. De l’autre, la série: pourchasser, harceler, exclure, enfermer, expulser, déporter, liquider. Ce sont des actes de persécution.
La persécution a toutes sortes de liens concrets ou empiriques avec la domination. Mais ce sont des concepts différents. On peut être persécuté sans être asservi et asservi sans être persécuté.
Ainsi, les huguenots ont été persécutés, pas asservis. Les opposants politiques et les militants des droits de l’homme dans la Russie ou la Chine d’aujourd’hui sont persécutés, pas asservis. Les sans-papiers d’aujourd’hui peuvent être à la fois asservis et persécutés. Mais il n’y a pas de lien nécessaire entre les deux. Pensez à des artistes indépendants ou à des petits entrepreneurs qui vivent illégalement dans un certain pays: ils seront potentiellement persécutés sans être asservis.
Le racisme, l’antisémitisme, l’homophobie, la xénophobie, le harcèlement des “assistés” pour les renvoyer au travail, sont des formes de persécution, pas de domination ou d’exploitation. Bien sûr, la persécution raciste, antisémite, homophobe, xénophobe, le harcèlement des “assistés” peuvent conduire à l’asservissement et la domination. Bien sûr, pour les persécuter, il faut employer la menace et la force, exercer de puissantes contraintes. Mais il ne s’ensuit pas que l’état visé soit nécessairement un état d’asservissement ou que les techniques de contrainte soient similaires à celles employées pour asservir.
Ni domination, ni persécution. La conception dite “libérale” de la liberté politique est particulièrement sensible à la persécution. Elle interdit toute intervention brutale de l’État contre les personnes sur la seule base de leur style de vie, leur religion, leur couleur, et même de leur appartenance nationale. Mais elle est bien moins équipée pour faire face à la domination, du fait qu’elle sépare la question de la liberté politique de celle de l’égalité, et donne la priorité à la première.
De son côté, la conception dite “républicaine” de la liberté permet de mieux détecter la domination, dans la mesure où elle traque toutes les formes de soumission, d’exploitation, de servitude volontaire et involontaire (3). Mais c’est une conception qui est bien moins équipée pour faire face à la persécution, du fait qu’elle admet les interventions de l’État au nom des intérêts bien compris d’une certaine communauté de citoyens à l’exclusion de tous les autres.
Je ne suis pas seul à penser que les deux sont insatisfaisantes!
Protéger les individus, pas les valeurs. L’une des raisons, à mon avis, c’est qu’elles sont finalement toutes les deux moralistes, en ce sens que, pour elles, ce qui compte c’est de promouvoir certaines valeurs et non de protéger des individus concrets. Pour les républicains, la valeur à promouvoir, c’est la non domination. Pour les libéraux, la dignité humaine.
Le risque est que des individus fassent les frais de ces campagnes de promotion des valeurs. Si, pour aboutir à moins de domination, il faut dominer des minorités, le républicain pourrait l’accepter. Si, pour aboutir à plus de dignité humaine, il faut se conduire de façon grossièrement paternaliste à l’égard de la masse inculte, le libéral pourrait l’accepter.
De mon point de vue minimaliste, la seule chose qui compte, c’est de ne pas nuire aux autres, ou de protéger par des droits l’individu de chair et d’os des torts que les autres veulent lui infliger, domination ou persécution. Ce n’est pas de promouvoir pompeusement des valeurs au détriment, parfois, des individus. ■
(1) Philip Pettit, Républicanisme. Une théorie de la liberté et du gouvernement, 2e éd. 1999, trad. Patrick Savidan et Jean-Fabien Spitz, Paris, Gallimard, 2004.
(2) Hannah Arendt, L’Impérialisme, Les Origines du totalitarisme, trad. Martine Leiris, Quarto Gallimard, 2002, p. 598.
(3) Pettit, op. cit.
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