CHASSE AUX CANCRES
Ruwen Ogien
CHASSE AUX CANCRES
Ruwen Ogien
Show Me How To Feel. Hart Lëshkina.
Tout ouvrage documentaire ou romancé qui présente le collège comme un enfer où règnent la violence physique, le vandalisme, l’indiscipline, la grossièreté et, de façon plus générale, l’effondrement des normes de civilité a, semble-t-il, des chances assez élevées de trouver une large audience.
Ce fut le cas, entre autres, de la trilogie de Mara Goyet (une jeune professeur d’histoire-géographie), qui s’est spécialisée, depuis une dizaine d’années, dans le catastrophisme scolaire: Collège de France (2003), Tombeau pour le collège (2008), Collège brutal (2012).
Ce qui vaut pour la littérature vaut aussi pour le cinéma, où les films sur les enseignants confrontés à des élèves quasi barbares, qui ne respectent rien ni personne, constituent un genre à part entière.
Le film le plus classique du genre est Blackboard Jungle (Graine de violence) réalisé en 1955 par Richard Brooks. En France, Jean-Claude Brisseau l’a renouvelé avec De bruit et de fureur, en 1988.
La Journée de la jupe, réalisé par Jean-Paul Lilienfeld, sorti en 2009 avec Isabelle Adjani dans le rôle principal, est celui qui rassemble le plus grand nombre de poncifs propres au genre.
On augmente, apparemment, ses chances de succès si on proclame, comme Jean-Paul Brighelli, que l’école d’aujourd’hui est une “fabrique à crétins”, qu’elle est devenue incapable de remplir ses fonctions de base: apprendre à lire, écrire, compter, amener les jeunes à obtenir des diplômes dont l’importance sociale est considérable.
On peut faire encore plus fort en proclamant que l’école est en pleine “décadence” parce qu’elle est devenue trop démocratique (les élèves ne se lèvent plus à l’arrivée des professeurs, ils ont leur mot à dire sur des problèmes d’organisation interne de l’école, et les parents aussi: quel scandale!), trop pluraliste en matière religieuse (on peut manger “halal” ou “casher” dans certaines cantines: où sont passées nos traditions?), trop tolérante à l’égard des attitudes plus décontractées et plus libres des jeunes d’aujourd’hui (on s’habille comme on veut, on flirte dans la cour, on fume à la sortie: on est passé directement de l’école-caserne aux maisons closes!).
On aura reconnu les propos de ceux qu’on a pris l’habitude d’appeler les “nouveaux réactionnaires”, les Zemmour, Millet, Finkielkraut, les militants de Riposte laïque, etc.
Ces critiques ne sont pas nouvelles, et elles rencontrent un certain écho chez les plus nostalgiques de l’école du passé. Ce qui est nouveau, c’est que certains penseurs veulent en tirer des conclusions agressives contre la démocratie, le pluralisme religieux et la tolérance en matière de mœurs en général. Du fait que, d’après eux, ces principes ne fonctionnent pas à l’école, ils affirment qu’ils ne peuvent fonctionner nulle part! Le raisonnement est fallacieux du début à la fin.
D’abord, ces principes ne fonctionnent pas plus mal que ceux qui autorisaient les maîtres à tirer les oreilles des élèves, ou qui forçaient les élèves à cacher leur appartenance religieuse quand elle n’était pas chrétienne.
Ensuite, même si ces principes ne sont pas pertinents pour l’école, il ne s’ensuit pas qu’ils ne peuvent l’être ailleurs.
Il n’empêche qu’un discours radical sur les ravages de la démocratie prospère sur fond de description effrayante de la vie quotidienne dans les établissements scolaires des quartiers populaires.
Il y a aussi le débat, qui n’a rien de pacifique, autour des méthodes.
On accuse ceux qui voudraient diminuer l’importance des notes, des examens, du redoublement, de la concurrence permanente, de la sélection précoce d’être des gauchistes irresponsables, aveuglés par des conceptions pédagogiques égalitaires absurdes, dont l’application finirait par causer l’effondrement complet de l’école publique.
Ces mesures sont pourtant régulièrement proposées par des spécialistes dont la sensibilité politique est tantôt de droite, tantôt de gauche. Leur pertinence est reconnue par tous les observateurs de bonne foi depuis très longtemps. Elles ont même, souvent, abouti à de bons résultats.
À première vue, il serait plus sage de ne pas politiser de façon outrancière ces questions. Mais telle n’est pas du tout l’intention de ceux qui attaquent la “modernisation pédagogique” pour obtenir la médaille de “nouveau réactionnaire”, une récompense assez recherchée aujourd’hui, au désespoir des quelques penseurs progressistes encore en activité.
Tout ouvrage documentaire ou romancé qui présente le collège comme un enfer où règnent la violence physique, le vandalisme, l’indiscipline, la grossièreté et, de façon plus générale, l’effondrement des normes de civilité a, semble-t-il, des chances assez élevées de trouver une large audience.
Ce fut le cas, entre autres, de la trilogie de Mara Goyet (une jeune professeur d’histoire-géographie), qui s’est spécialisée, depuis une dizaine d’années, dans le catastrophisme scolaire: Collège de France (2003), Tombeau pour le collège (2008), Collège brutal (2012). Ce qui vaut pour la littérature vaut aussi pour le cinéma, où les films sur les enseignants confrontés à des élèves quasi barbares, qui ne respectent rien ni personne, constituent un genre à part entière. Le film le plus classique du genre est Blackboard Jungle (Graine de violence) réalisé en 1955 par Richard Brooks. En France, Jean-Claude Brisseau l’a renouvelé avec De bruit et de fureur, en 1988. La Journée de la jupe, réalisé par Jean-Paul Lilienfeld, sorti en 2009 avec Isabelle Adjani dans le rôle principal, est celui qui rassemble le plus grand nombre de poncifs propres au genre. On augmente, apparemment, ses chances de succès si on proclame, comme Jean-Paul Brighelli, que l’école d’aujourd’hui est une “fabrique à crétins”, qu’elle est devenue incapable de remplir ses fonctions de base: apprendre à lire, écrire, compter, amener les jeunes à obtenir des diplômes dont l’importance sociale est considérable. On peut faire encore plus fort en proclamant que l’école est en pleine “décadence” parce qu’elle est devenue trop démocratique (les élèves ne se lèvent plus à l’arrivée des professeurs, ils ont leur mot à dire sur des problèmes d’organisation interne de l’école, et les parents aussi: quel scandale!), trop pluraliste en matière religieuse (on peut manger “halal” ou “casher” dans certaines cantines: où sont passées nos traditions?), trop tolérante à l’égard des attitudes plus décontractées et plus libres des jeunes d’aujourd’hui (on s’habille comme on veut, on flirte dans la cour, on fume à la sortie: on est passé directement de l’école-caserne aux maisons closes!).
On aura reconnu les propos de ceux qu’on a pris l’habitude d’appeler les “nouveaux réactionnaires”, les Zemmour, Millet, Finkielkraut, les militants de Riposte laïque, etc.
Ces critiques ne sont pas nouvelles, et elles rencontrent un certain écho chez les plus nostalgiques de l’école du passé. Ce qui est nouveau, c’est que certains penseurs veulent en tirer des conclusions agressives contre la démocratie, le pluralisme religieux et la tolérance en matière de mœurs en général. Du fait que, d’après eux, ces principes ne fonctionnent pas à l’école, ils affirment qu’ils ne peuvent fonctionner nulle part! Le raisonnement est fallacieux du début à la fin.
D’abord, ces principes ne fonctionnent pas plus mal que ceux qui autorisaient les maîtres à tirer les oreilles des élèves, ou qui forçaient les élèves à cacher leur appartenance religieuse quand elle n’était pas chrétienne.
Ensuite, même si ces principes ne sont pas pertinents pour l’école, il ne s’ensuit pas qu’ils ne peuvent l’être ailleurs.
Il n’empêche qu’un discours radical sur les ravages de la démocratie prospère sur fond de description effrayante de la vie quotidienne dans les établissements scolaires des quartiers populaires. Il y a aussi le débat, qui n’a rien de pacifique, autour des méthodes.
On accuse ceux qui voudraient diminuer l’importance des notes, des examens, du redoublement, de la concurrence permanente, de la sélection précoce d’être des gauchistes irresponsables, aveuglés par des conceptions pédagogiques égalitaires absurdes, dont l’application finirait par causer l’effondrement complet de l’école publique.
Ces mesures sont pourtant régulièrement proposées par des spécialistes dont la sensibilité politique est tantôt de droite, tantôt de gauche. Leur pertinence est reconnue par tous les observateurs de bonne foi depuis très longtemps. Elles ont même, souvent, abouti à de bons résultats.
À première vue, il serait plus sage de ne pas politiser de façon outrancière ces questions. Mais telle n’est pas du tout l’intention de ceux qui attaquent la “modernisation pédagogique” pour obtenir la médaille de “nouveau réactionnaire”, une récompense assez recherchée aujourd’hui, au désespoir des quelques penseurs progressistes encore en activité.
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“Un discours radical sur les ravages de la démocratie prospère sur fond d’une description effrayante des établissements scolaires.”
“Un discours radical sur les ravages de la démocratie prospère sur fond d’une description effrayante des établissements scolaires.”
Blâmer les victimes. Ces diagnostics catastrophistes posent plusieurs problèmes. Le principal est peut-être celui de savoir pourquoi ils plaisent à tant de gens. Mais c’est un problème psychologique que je préfère laisser de côté. Ce qui m’intéresse, ce sont plutôt les questions épistémologiques: Quels sont les faits? Comment sont-ils établis? Comment les explique-t-on? Quel est leur sens?
En examinant ces questions, on peut voir, je crois, que le catastrophisme scolaire ne s’impose pas au regard des faits. Ce n’est qu’une option intellectuelle parmi d’autres, dont la cruauté sociale est évidente. Elle aboutit, en effet, à faire porter la responsabilité des difficultés de l’institution scolaire à ceux qui en sont les principales victimes: les plus pauvres, les plus stigmatisés socialement parce qu’ils n’ont pas la couleur, le style, le nom, la religion, le langage, l’accent qui conviennent.
Désaccords sur les faits. On peut parfaitement estimer que la situation scolaire est difficile, et que la relation pédagogique est devenue plus problématique, au collège en particulier, tout en restant sceptique à l’égard des récits les plus alarmistes.
Les aspects les plus spectaculaires des “maux” qui accableraient l’école de la République (agressions d’élèves entre eux ou envers les professeurs, violences verbales et physiques des parents contre les professeurs) sont souvent construits à partir d’anecdotes frappantes, si l’on peut dire, plutôt que d’enquêtes quantitatives qui permettraient de mieux apprécier l’ampleur du phénomène et ses différentes formes.
Les agressions les plus graves, celles qui relèvent de la loi commune et du fait divers (irruption de parents à l’école pour gifler un professeur devant sa classe, homicides entre élèves pour des “raisons futiles”, etc.), restent assez rares. Mais elles peuvent être considérées néanmoins comme “particulièrement significatives”, ce qui contribue à renforcer l’image effrayante de l’école d’aujourd’hui.
De façon générale, la “violence scolaire” est une appellation qui couvre une très large gamme de conduites qu’il ne faudrait peut-être pas confondre: des vannes désobligeantes aux insultes racistes, du harcèlement psychologique contre des “faibles” aux coups et blessures, de la provocation envers les enseignants aux agressions physiques, etc.
Lorsque la définition de la violence scolaire inclut le fait de ne pas dire “bonjour” quand on est de mauvaise humeur, il est normal que le taux d’agressions enregistrées par les enquêtes soit très élevé. Mais ces chiffres ne prouvent pas que l’école de la République est à feu et à sang!
Quand on réfléchit calmement à ces questions, on se dit qu’il y a quelque chose qui ne va pas dans les discours sur les actes de violence ou d’incivilité.
Pourquoi qualifie-t-on d’“incivilités” les tags et les graffitis, et non l’envahissement des espaces publics par des panneaux publicitaires? Pourquoi qualifie-t-on d’“incivilités” les brutalités verbales des jeunes des quartiers défavorisés et non celles des détenteurs d’autorité (magistrats, policiers, enseignants, etc.) alors qu’il s’agit tout autant d’“incivilités”? Les mêmes actes ne sont pas traités de la même manière selon qu’ils sont le fait de puissants ou de misérables.
En réalité, ce qu’on appelle “incivilités” consiste, la plupart du temps, en certaines conduites dites agressives quand elles sont le fait des plus pauvres, des classes dites “dangereuses”.
Blâmer les victimes. Ces diagnostics catastrophistes posent plusieurs problèmes. Le principal est peut-être celui de savoir pourquoi ils plaisent à tant de gens. Mais c’est un problème psychologique que je préfère laisser de côté. Ce qui m’intéresse, ce sont plutôt les questions épistémologiques: Quels sont les faits? Comment sont-ils établis ? Comment les explique-t-on? Quel est leur sens?
En examinant ces questions, on peut voir, je crois, que le catastrophisme scolaire ne s’impose pas au regard des faits. Ce n’est qu’une option intellectuelle parmi d’autres, dont la cruauté sociale est évidente. Elle aboutit, en effet, à faire porter la responsabilité des difficultés de l’institution scolaire à ceux qui en sont les principales victimes: les plus pauvres, les plus stigmatisés socialement parce qu’ils n’ont pas la couleur, le style, le nom, la religion, le langage, l’accent qui conviennent.
Désaccords sur les faits. On peut parfaitement estimer que la situation scolaire est difficile, et que la relation pédagogique est devenue plus problématique, au collège en particulier, tout en restant sceptique à l’égard des récits les plus alarmistes.
Les aspects les plus spectaculaires des “maux” qui accableraient l’école de la République (agressions d’élèves entre eux ou envers les professeurs, violences verbales et physiques des parents contre les professeurs) sont souvent construits à partir d’anecdotes frappantes, si l’on peut dire, plutôt que d’enquêtes quantitatives qui permettraient de mieux apprécier l’ampleur du phénomène et ses différentes formes.
Les agressions les plus graves, celles qui relèvent de la loi commune et du fait divers (irruption de parents à l’école pour gifler un professeur devant sa classe, homicides entre élèves pour des “raisons futiles”, etc.), restent assez rares. Mais elles peuvent être considérées néanmoins comme “particulièrement significatives”, ce qui contribue à renforcer l’image effrayante de l’école d’aujourd’hui.
De façon générale, la “violence scolaire” est une appellation qui couvre une très large gamme de conduites qu’il ne faudrait peut-être pas confondre : des vannes désobligeantes aux insultes racistes, du harcèlement psychologique contre des “faibles” aux coups et blessures, de la provocation envers les enseignants aux agressions physiques, etc.
Lorsque la définition de la violence scolaire inclut le fait de ne pas dire “bonjour” quand on est de mauvaise humeur, il est normal que le taux d’agressions enregistrées par les enquêtes soit très élevé. Mais ces chiffres ne prouvent pas que l’école de la République est à feu et à sang!
Quand on réfléchit calmement à ces questions, on se dit qu’il y a quelque chose qui ne va pas dans les discours sur les actes de violence ou d’incivilité.
Pourquoi qualifie-t-on d’“incivilités” les tags et les graffitis, et non l’envahissement des espaces publics par des panneaux publicitaires? Pourquoi qualifie-t-on d’“incivilités” les brutalités verbales des jeunes des quartiers défavorisés et non celles des détenteurs d’autorité (magistrats, policiers, enseignants, etc.) alors qu’il s’agit tout autant d’“incivilités”? Les mêmes actes ne sont pas traités de la même manière selon qu’ils sont le fait de puissants ou de misérables.
En réalité, ce qu’on appelle “incivilités” consiste, la plupart du temps, en certaines conduites dites agressives quand elles sont le fait des plus pauvres, des classes dites “dangereuses”.
Blâmer les victimes. Ces diagnostics catastrophistes posent plusieurs problèmes. Le principal est peut-être celui de savoir pourquoi ils plaisent à tant de gens. Mais c’est un problème psychologique que je préfère laisser de côté. Ce qui m’intéresse, ce sont plutôt les questions épistémologiques: Quels sont les faits? Comment sont-ils établis? Comment les explique-t-on? Quel est leur sens?
En examinant ces questions, on peut voir, je crois, que le catastrophisme scolaire ne s’impose pas au regard des faits. Ce n’est qu’une option intellectuelle parmi d’autres, dont la cruauté sociale est évidente. Elle aboutit, en effet, à faire porter la responsabilité des difficultés de l’institution scolaire à ceux qui en sont les principales victimes: les plus pauvres, les plus stigmatisés socialement parce qu’ils n’ont pas la couleur, le style, le nom, la religion, le langage, l’accent qui conviennent.
Désaccords sur les faits. On peut parfaitement estimer que la situation scolaire est difficile, et que la relation pédagogique est devenue plus problématique, au collège en particulier, tout en restant sceptique à l’égard des récits les plus alarmistes.
Les aspects les plus spectaculaires des “maux” qui accableraient l’école de la République (agressions d’élèves entre eux ou envers les professeurs, violences verbales et physiques des parents contre les professeurs) sont souvent construits à partir d’anecdotes frappantes, si l’on peut dire, plutôt que d’enquêtes quantitatives qui permettraient de mieux apprécier l’ampleur du phénomène et ses différentes formes.
Les agressions les plus graves, celles qui relèvent de la loi commune et du fait divers (irruption de parents à l’école pour gifler un professeur devant sa classe, homicides entre élèves pour des “raisons futiles”, etc.), restent assez rares. Mais elles peuvent être considérées néanmoins comme “particulièrement significatives”, ce qui contribue à renforcer l’image effrayante de l’école d’aujourd’hui.
De façon générale, la “violence scolaire” est une appellation qui couvre une très large gamme de conduites qu’il ne faudrait peut-être pas confondre : des vannes désobligeantes aux insultes racistes, du harcèlement psychologique contre des “faibles” aux coups et blessures, de la provocation envers les enseignants aux agressions physiques, etc.
Lorsque la définition de la violence scolaire inclut le fait de ne pas dire “bonjour” quand on est de mauvaise humeur, il est normal que le taux d’agressions enregistrées par les enquêtes soit très élevé. Mais ces chiffres ne prouvent pas que l’école de la République est à feu et à sang!
Quand on réfléchit calmement à ces questions, on se dit qu’il y a quelque chose qui ne va pas dans les discours sur les actes de violence ou d’incivilité.
Pourquoi qualifie-t-on d’“incivilités” les tags et les graffitis, et non l’envahissement des espaces publics par des panneaux publicitaires? Pourquoi qualifie-t-on d’“incivilités” les brutalités verbales des jeunes des quartiers défavorisés et non celles des détenteurs d’autorité (magistrats, policiers, enseignants, etc.) alors qu’il s’agit tout autant d’“incivilités”? Les mêmes actes ne sont pas traités de la même manière selon qu’ils sont le fait de puissants ou de misérables.
En réalité, ce qu’on appelle “incivilités” consiste, la plupart du temps, en certaines conduites dites agressives quand elles sont le fait des plus pauvres, des classes dites “dangereuses”.
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“Les aspects les plus spectaculaires des “maux” qui accableraient l’école sont construits à partir d’anecdotes plutôt que d’enquêtes.”
Désaccords sur l’explication. Il y a, c’est évident, des désaccords importants sur les faits, mais il y en a d’autres, encore plus importants, à propos de leur explication.
On peut reconnaître la validité des données relatives au nombre important d’élèves qui quittent l’école sans diplômes en France (ce n’est pas un secret), aux déficits dans la transmission des savoirs de base (c’est plus compliqué, mais pas impossible à établir), et même, dans une certaine mesure, aux “violences scolaires” (un accord minimal pourrait être atteint sur ce point) et pour autant s’opposer sur l’identification des causes de ces faits.
Pour les uns, ce qui les explique, ce sont les inégalités économiques et sociales de départ que rien ne permet de compenser par la suite.
C’est aussi l’inégalité des moyens matériels qui sont investis, les élèves les plus riches étant beaucoup mieux dotés que les plus pauvres, à travers, entre autres, le type d’établissement qu’ils fréquentent et les filières dans lesquelles ils se retrouvent.
Ces inégalités se traduisent concrètement par le manque de ressources (en termes de formation, d’équipement, et même de rétribution) dont disposent les enseignants qui sont exposés au plus difficile, non seulement instruire, mais aussi aider à compenser toutes sortes de handicaps sociaux.
Pour les autres, les causes de ces phénomènes sont morales et psychologiques: perte d’autorité des enseignements, effondrement du goût de la connaissance et de l’effort, manque de discipline, méthodes pédagogiques “laxistes”, etc.
L’opposition entre ces deux points de vue, qu’on peut appeler “pragmatiste” et “moraliste”, est parfois exprimée brutalement mais clairement: “L’école, ce n’est pas de plus de professeurs dont elle a besoin (…). Elle a besoin d’autorité.”
Personnellement, je préfère les explications pragmatistes, celles qui insistent sur les difficultés matérielles (pas assez de moyens, pas assez de débouchés, etc.) plutôt que sur les problèmes moraux (pas assez d’autorité, disparition du goût des humanités, etc.). Elles ont au moins l’avantage d’être vérifiables.
Désaccords sur la signification. Il y a des désaccords sur la meilleure façon de décrire les faits, et d’autres, aussi importants, sur leur explication. Il en existe d’autres, enfin, sur leur signification.
Ainsi, l’idée que la rébellion “aveugle” de certains élèves est forcément mauvais signe n’est pas acceptée par tout le monde. Dans le discours martelé un peu partout aujourd’hui sur les supports de communication habituels, le chahut, l’indiscipline, les provocations à l’égard des profs, les “vannes” entre élèves expriment de graves pathologies sociales.
Mais pour une petite minorité, ils sont seulement révélateurs de la bonne santé populaire (l’astuce étant de se débrouiller pour ne pas y être trop souvent exposé!).
Il n’y a aucune raison de ne pas accorder de crédit à cette vision moins frileuse simplement parce qu’elle est minoritaire.
Défense des cancres. Par ailleurs, certains considèrent que le “décrochage scolaire” et toutes ses expressions préliminaires (absentéisme, incivilités, etc.) ne sont que l’expression d’une certaine lucidité populaire. D’après eux, les “décrocheurs” estiment que l’école sert surtout à réduire les plus pauvres au silence parce qu’ils n’ont pas les bonnes manières, à les remettre à leur place en leur faisant comprendre que, s’ils sont au plus bas de l’échelle sociale, ce n’est pas à cause du “système” (qui leur offrirait, en réalité, toutes les chances de s’élever socialement), mais en raison de leur nullité profonde, de leur immoralité, de leur stupidité naturelle. Et ces “décrocheurs” n’ont pas forcément lu Bourdieu avant de se faire une opinion!
Ils ont simplement pris la mesure de la situation économique générale qui prive des millions de personnes de l’accès à un emploi satisfaisant et correctement rémunéré. Ils savent que leur destin risque d’être celui des exclus. Ils ont le sentiment de perdre leur temps et leur énergie inutilement, dans un endroit souvent sinistre, toujours extrêmement contraignant. Pourquoi accepteraient-ils de continuer de jouer à ce jeu-là? Pourquoi accepteraient-ils de subir ces tortures psychologiques permanentes, alors qu’elles ne sont même plus la garantie d’avoir une vie décente par la suite?
Bref, il n’est pas absurde de penser qu’un certain nombre de jeunes font sécession pour de bonnes raisons: parce que l’école est, pour eux, une voie de garage, et une source d’humiliation permanente. ■
Désaccords sur l’explication. Il y a, c’est évident, des désaccords importants sur les faits, mais il y en a d’autres, encore plus importants, à propos de leur explication.
On peut reconnaître la validité des données relatives au nombre important d’élèves qui quittent l’école sans diplômes en France (ce n’est pas un secret), aux déficits dans la transmission des savoirs de base (c’est plus compliqué, mais pas impossible à établir), et même, dans une certaine mesure, aux “violences scolaires” (un accord minimal pourrait être atteint sur ce point) et pour autant s’opposer sur l’identification des causes de ces faits.
Pour les uns, ce qui les explique, ce sont les inégalités économiques et sociales de départ que rien ne permet de compenser par la suite.
C’est aussi l’inégalité des moyens matériels qui sont investis, les élèves les plus riches étant beaucoup mieux dotés que les plus pauvres, à travers, entre autres, le type d’établissement qu’ils fréquentent et les filières dans lesquelles ils se retrouvent.
Ces inégalités se traduisent concrètement par le manque de ressources (en termes de formation, d’équipement, et même de rétribution) dont disposent les enseignants qui sont exposés au plus difficile, non seulement instruire, mais aussi aider à compenser toutes sortes de handicaps sociaux.
Pour les autres, les causes de ces phénomènes sont morales et psychologiques: perte d’autorité des enseignements, effondrement du goût de la connaissance et de l’effort, manque de discipline, méthodes pédagogiques “laxistes”, etc.
L’opposition entre ces deux points de vue, qu’on peut appeler “pragmatiste” et “moraliste”, est parfois exprimée brutalement mais clairement: “L’école, ce n’est pas de plus de professeurs dont elle a besoin (…). Elle a besoin d’autorité.”
Personnellement, je préfère les explications pragmatistes, celles qui insistent sur les difficultés matérielles (pas assez de moyens, pas assez de débouchés, etc.) plutôt que sur les problèmes moraux (pas assez d’autorité, disparition du goût des humanités, etc.). Elles ont au moins l’avantage d’être vérifiables.
Désaccords sur la signification. Il y a des désaccords sur la meilleure façon de décrire les faits, et d’autres, aussi importants, sur leur explication. Il en existe d’autres, enfin, sur leur signification.
Ainsi, l’idée que la rébellion “aveugle” de certains élèves est forcément mauvais signe n’est pas acceptée par tout le monde. Dans le discours martelé un peu partout aujourd’hui sur les supports de communication habituels, le chahut, l’indiscipline, les provocations à l’égard des profs, les “vannes” entre élèves expriment de graves pathologies sociales.
Mais pour une petite minorité, ils sont seulement révélateurs de la bonne santé populaire (l’astuce étant de se débrouiller pour ne pas y être trop souvent exposé!).
Il n’y a aucune raison de ne pas accorder de crédit à cette vision moins frileuse simplement parce qu’elle est minoritaire.
Défense des cancres. Par ailleurs, certains considèrent que le “décrochage scolaire” et toutes ses expressions préliminaires (absentéisme, incivilités, etc.) ne sont que l’expression d’une certaine lucidité populaire. D’après eux, les “décrocheurs” estiment que l’école sert surtout à réduire les plus pauvres au silence parce qu’ils n’ont pas les bonnes manières, à les remettre à leur place en leur faisant comprendre que, s’ils sont au plus bas de l’échelle sociale, ce n’est pas à cause du “système” (qui leur offrirait, en réalité, toutes les chances de s’élever socialement), mais en raison de leur nullité profonde, de leur immoralité, de leur stupidité naturelle. Et ces “décrocheurs” n’ont pas forcément lu Bourdieu avant de se faire une opinion!
Ils ont simplement pris la mesure de la situation économique générale qui prive des millions de personnes de l’accès à un emploi satisfaisant et correctement rémunéré. Ils savent que leur destin risque d’être celui des exclus. Ils ont le sentiment de perdre leur temps et leur énergie inutilement, dans un endroit souvent sinistre, toujours extrêmement contraignant. Pourquoi accepteraient-ils de continuer de jouer à ce jeu-là? Pourquoi accepteraient-ils de subir ces tortures psychologiques permanentes, alors qu’elles ne sont même plus la garantie d’avoir une vie décente par la suite?
Bref, il n’est pas absurde de penser qu’un certain nombre de jeunes font sécession pour de bonnes raisons: parce que l’école est, pour eux, une voie de garage, et une source d’humiliation permanente. ■
AUTRES ESSAIS DE RUWEN OGIEN:
AUTRES ESSAIS DE RUWEN OGIEN:
• LOI SUR L’IMMIGRATION: L’INCOHÉRENCE MORALE
• PATERNALISME, FABRIQUE DE CRIMES SANS VICTIMES
• QUESTION AUX MÉDECINS QUI PRATIQUENT LA CASTRATION CHIMIQUE
• LES “INDÉSIRABLES” SONT CEUX QU’UNE POLITIQUE VOUDRAIT ÉLIMINER
• L’ABSURDITÉ DE PUNIR LES CLIENTS DES PROSTITUÉES
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• PATERNALISME, FABRIQUE DE CRIMES SANS VICTIMES
• QUESTION AUX MÉDECINS QUI PRATIQUENT LA CASTRATION CHIMIQUE
• LES “INDÉSIRABLES” SONT CEUX QU’UNE POLITIQUE VOUDRAIT ÉLIMINER
• L’ABSURDITÉ DE PUNIR LES CLIENTS DES PROSTITUÉES