Albert Cuyp, The Negro Page, c. 1652. Huile sur toile, Royal Collection, Windsor, UK.
En 2016, le mot "nègre" a dû être retiré d'un tableau du palais de Kensington avant le dîner du président Obama avec les membres de la famille royale. Dans ce cafouillage de dernière minute, une plaque aurait été retirée du tableau intitulé “The Negro Page” et une plante en pot aurait été mise en place pour combler l'espace vide.
Maxime Cervulle
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L’argument “on-ne-peut-plus-rien-dire” relève lui aussi d’une inversion. Ce “on” désigne irrémédiablement le camp de celles et ceux dont l’accès à la parole et à la représentation n’est pas entravé. L’usage du “on” marque une universalisation abusive des conditions d’expression: la partie la mieux lotie se prend pour le tout et regrette un temps où la suprématie de sa parole, quand bien même celle-ci aurait été maladroite, voire franchement offensante ou injurieuse, ne pouvait pas lui être reprochée. Dire qu’on ne peut plus rien dire, c’est exprimer la nostalgie d’un temps où les minorités ne pouvaient pas répondre – du moins pas publiquement, du moins pas en étant écoutées. Pour celles et ceux qui sont habitués à s’exprimer à tort et à travers, c’est la possibilité de faire librement du tort et de parler de travers qui est amèrement regrettée. Pour d’autres, il s’agirait plutôt d’une réaction à l’embarras et à l’anxiété que provoque l’évocation du racisme dans une conversation. Souligner le fait que la position d’un locuteur n’est pas universelle mais qu’elle est socialement située (que l’on parle depuis une certaine inscription dans les rapports sociaux), faire remarquer que lorsqu’on ne vit pas les discriminations et la violence du racisme au quotidien, on dispose parfois d’une plus grande aisance à prendre la parole et à la conserver, ou simplement faire part d’une analyse quant aux multiples manières dont se manifeste le racisme: voilà qui semble franchement insupportable à qui préfère ne pas voir ni savoir l’histoire et l’actualité du racisme. Dans de telles interactions, il arrive fréquemment que des personnes vues comme blanches, ne se trouvant pas dans la nécessité de penser un racisme dont elles ne subissent pas les effets, détournent la conversation. Pour ces dernières, il ne s’agit plus alors de parler du racisme, de son fonctionnement ordinaire et de ses conséquences sur la vie de ses principales victimes, mais d’imposer comme sujet de préoccupation central l’inconfort que génère un tel échange.
Une telle hypersensibilité aux discussions sur le racisme participe de
l’occultation de son caractère structurel. Loin de se réduire à de seules atteintes symboliques (l’injure ou le stéréotype), le racisme constitue d’abord un système d’inégalités très matérielles: répartition asymétrique des ressources économiques, division raciale du travail, ségrégation spatiale, accès différencié à la justice, discriminations à l’emploi et au logement. L’offense symbolique, et temporaire, ressentie par celles et ceux qui vivent toute conversation sur le racisme comme inconfortable n’est rien en comparaison du racisme structurel. Que faut-il donc dire à ces personnes à qui la seule évocation du racisme est insupportable et qui, parfois malgré elles, freinent les discussions pourtant urgentes qu’il nous faut engager pour mieux le comprendre et donc mieux le combattre? Le livre de Robin DiAngelo, Fragilité blanche, vise précisément à répondre à ces questions.
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Bien qu’il soit inspiré par les travaux de recherche anglophones en sociologie du racisme, en Critical Race Theory et en Critical Whiteness Studies (2), l’ouvrage relève moins de la littérature scientifique que du guide de pratiques d’éducation antiracistes dans une société structurellement raciste. DiAngelo y identifie les différentes manières par lesquelles les personnes perçues comme blanches nient les manifestations du racisme ou refusent de questionner leur contribution à sa reproduction. Elle décrit ainsi l’un des paradoxes de l’identité blanche: le fait que le pouvoir lié à cette position dérive de l’ignorance et de la fragilité.
L’ignorance se loge au cœur des identités blanches, en ce que celles-ci sont caractérisées non par l’affirmation d’une quelconque identité raciale, mais précisément par la revendication d’universalité, le refus de se laisser enfermer dans une quelconque “case”, et l’occultation de la particularité de la position occupée au sein d’une société traversée par des normes raciales implicites. Si dans l’ouvrage cette expérience repose exclusivement sur un contexte nord-américain, elle s’applique particulièrement dans le cas français, en raison de la centralité de l’universalisme républicain. En d’autres termes, être Blanc signifie avant tout ne pas savoir qu’on l’est, c’est-à-dire ignorer la particularité de sa position sociale.
La fragilité constitue quant à elle un mécanisme de défense permettant de refuser d’endosser le costume du dominant et ainsi de profiter, sur le plan rhétorique, d’une position imaginaire de victime. La fragilité blanche qu’expose DiAngelo peut être plus ou moins inconsciente ou tactique selon les cas. Lorsqu’elle relève de l’automatisme, elle exprime une dissonance cognitive: la tension interne que génère la confrontation entre des systèmes de valeur radicalement opposés. Difficile, par exemple, d’adhérer pleinement à la méritocratie, si le monde social distribue inégalement les chances. Ignorer le racisme structurel permet de continuer à croire en l’idée du “mérite individuel.” Aussi toute argumentation visant à démontrer la nature systémique du racisme soumet-elle ses bénéficiaires à une remise en question. Si le racisme est structurel, qu’en est-il de ma situation? Cela signifie-t-il que mes mérites personnels doivent être minimisés? Ai-je profité des avantages qu’un tel système confère à celles et ceux qui sont perçus comme Blancs? Parfois, la fragilité blanche se fait plus stratégique.
Codex des Biais Cognitifs. Liste des Biais Cognitifs: Wikipedia 2016.
Modèle Algorithmique: John Manoogian III (jm3), Modèle Organisationnel: Buster Benson.
Elle exprime alors la volonté explicite de conserver un ordre social inégalitaire, dont on se satisfait. L’ouvrage de Robin DiAngelo n’est pas sans rappeler les travaux de la sociologue Ruth Frankenberg qui portent sur la manière dont les femmes blanches britanniques s’accommodent de l’inégalité raciste et bricolent une identité paradoxale, connotée à la fois comme positive et “racialement neutre (3).” Comme Frankenberg, DiAngelo s’intéresse aux effets du racisme structurel sur les individus qu’il avantage plus ou moins directement, aux types d’affects, de sensations ou de subjectivités qu’il engendre. Le livre évoque aussi le célèbre texte de Peggy McIntosh, White Privilege, dans lequel sont égrenés une série d’avantages que confère le racisme structurel aux individus qui sont reconnus comme Blancs:
pouvoir bénéficier de diverses formes de gratifications matérielles directes ou indirectes, pouvoir se faire entendre, pouvoir agir sans que sa conduite soit interprétée en référence à sa couleur de peau (4)... Des textes comme ceux de DiAngelo, de Frankenberg ou de McIntosh donnent à voir la construction sociale de la blanchité. Le concept de blanchité désigne à la fois l’idéologie raciste qui associe la blancheur de la peau à la pureté, la neutralité ou l’universalité, et le bénéfice matériel de l’inégalité pour celles et ceux qui sont vus comme Blancs. Une telle démarche présente plusieurs intérêts. Elle permet d’abord de compléter la réflexion sur le racisme en interrogeant non seulement le vécu des minorités, mais également celui du groupe en situation hégémonique.
Le racisme est avant tout une relation, pour comprendre ses modalités de reproduction, il est donc nécessaire de rendre compte du versant blanc de cette relation. La démarche a ensuite pour avantage de décrire le fonctionnement d’une structure sociale raciste à hauteur d’individu, ce qui implique de recenser les pratiques par lesquelles l’inégalité se manifeste en actes. Penser la blanchité signifie enfin de considérer que le partage entre “Blancs” et “non-Blancs” est une ligne majeure de démarcation sociale. Cette ligne de démarcation est historiquement mouvante: la reconnaissance d’un groupe en tant que Blanc au sein d’une société donnée varie dans le temps (5). Cependant, pour arbitraire qu’elle soit, elle distribue néanmoins de façon inégale l’accès aux ressources et la capacité à faire valoir ses droits. La race, selon cette perspective, ne constitue donc en aucune façon une hypothétique catégorie biologique, mais un mode de segmentation des sociétés servant à légitimer un ordre inégalitaire. On parlera de rapports sociaux de race pour désigner cette relation antagonique entre deux groupes (Blancs et non-Blancs) qui, construits comme tels, sont à la base d’une stratification sociale.
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Etre Blanc signifie avant tout ne pas savoir qu’on l’est, c’est-à-dire ignorer la particularité de sa position sociale. La fragilité constitue un mécanisme de défense permettant de refuser le costume du dominant et de profiter d’une position imaginaire de victime.
Cet ouvrage états-unien est traduit en français dans un contexte de progression de la réflexion sur le racisme structurel au cours des quinze dernières années. En France, la réflexion sur ce sujet s’inscrit dans le temps long: des écrits de Frantz Fanon sur la manière dont le racisme marque le psychisme et les subjectivités aux textes de Colette Guillaumin sur l’idéologie raciste (6). Plus récemment, le bouillonnement intellectuel autour de ces questions (notamment porté par les travaux de Nacira Guénif-Souilamas, Véronique de Rudder, Norman Ajari ou Maboula Soumahoro, pour ne citer que quelques noms) a été concomitant d’un renouvellement de l’activisme antiraciste, qui s’est déplacé du terrain de la morale et du symbolique pour interroger la persistance d’un ordre raciste aux importantes conséquences matérielles. Cette émergence d’une pensée et d’une action antiracistes nouvelles, décidées à défaire l’emprise d’un système d’inégalités fondé sur un partage racial, a provoqué d’importantes tensions, discordes et dissensions. Elle a rencontré, et rencontre toujours, une forte opposition. Cette opposition émane aussi bien de courants réactionnaires (les nostalgiques du temps du racisme explicite et féroce) et conservateurs (les épris d’inégalité attachés à la conservation de leurs précieux avantages) que de certains pans de la gauche qui rencontrent les plus grandes difficultés à considérer le racisme comme un enjeu politique par-delà une vaine posture de droiture morale et la revendication d’un universalisme abstrait. Ce livre permet sans doute de mieux comprendre ce qui se joue dans ces débats: sur quelles failles et fragilités internes d’une pensée qui se veut progressiste l’antiracisme naissant vient appuyer. Gageons qu’il puisse aussi atténuer la rigidité de cette confrontation en donnant à celles et ceux qui luttent contre le racisme structurel quelques pistes pour savoir que répondre à qui prétend “ne plus pouvoir rien dire.” ■
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(1) Conseil supérieur de l’audiovisuel, La Représentation de la diversité de la société française à la télévision et à la radio. Bilan 2013-2018, rapport au Parlement, décembre 2018 (toutes les notes de la préface sont de son auteur).
(3) Ruth Frankenberg, White Women, Race Matters: The Social Construction of Whiteness, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1993.
(4) Peggy McIntosh, White Privilege and Male Privilege: A Personal Account of Coming to See Correspondences Through Work in Women’s Studies, Working Paper, Wellesley, Center for Research on Women, 1988.
(5) Voir à ce propos les travaux de David Roediger (Working Toward Whiteness: How America’s Immigrants Became White, New York, Basic Books, 2005) ou de Nell Irvin Painter (Histoire des Blancs, Paris, Max Milo, 2019).
(6) Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, 1952 ; Colette Guillaumin, L’Idéologie raciste. Genèse et langage actuel, Paris/La Haye, Mouton, 1978.
Georges Marbeck a collaboré à la revue Recherches avec Michel Foucault et Gilles Deleuze. Il est l’auteur de Hautefaye, l’année terrible (Robert Laffont). Il a aussi publié L’Orgie, voie du sacré, fait du prince, instinct de fête, ouvrage de référence.