Joëlle Zask
Joëlle Zask
© Marcus Kaufmann
Si les très grands feux de forêts remontent à une vingtaine d’années, le terme megafire est apparu récemment. Son auteur, Jerry Williams, qui fut responsable du Service américain des forêts (USFS, United States Forest Service), observe que, même si ce terme n’est pas rigoureux et qu’il n’y a pas de consensus sur ce que recouvre le suffixe ‘méga’, il met en exergue le fait que les feux de forêts ont acquis un comportement que les spécialistes et les riverains qui en sont victimes n’avaient jamais observé dans le passé. C’est en 2013 que paraît un dossier scientifique visant à établir la spécificité des mégafeux. En mai 2016, lors de l’incendie qui, à Fort McMurray au Canada, a ravagé une surface dix fois supérieure à celle de Paris, on parle de “méga-incendie.” Au Portugal, les feux de forêts les plus récents sont qualifiés de “mega-res”; là aussi, on constate qu’ils sont différents de ceux qui avaient cours jusque dans les années quatre-vingt-dix.
Quand la forêt brûle aussi, on constate qu’ils sont différents de ceux qui avaient cours jusque dans les années quatre-vingt-dix. Pour certains, «méga» a avant tout un sens anthropocentrique: si les grands feux de forêts sont qualifiés comme tels, ce n’est pas dans l’absolu, mais en raison de l’impossibilité absolue de les canaliser ou de les éteindre et des risques majeurs qu’ils font courir aux êtres humains et à leurs biens. L’essayiste naturaliste Gary Ferguson, qui étudie les feux de forêts du Grand Ouest américain, précise que si ce qu’il appelle lui-même “mégafeux” représente moins de 3% du nombre total d’occurrences des feux de forêts, ils sont à l’origine de plus de 90% des surfaces brûlées.
Dans le même ordre d’idées, “méga” qualifie des feux dont les conséquences, en termes à la fois d’écologie, d’économie, de politique et d’urbanisme, sont sérieuses et persistantes, puisqu’ils rendent le pays inhabitable, l’air irrespirable, le sol durablement stérile. Mais c’est aussi d’échelle qu’il s’agit: serait “méga” le feu qui couvre une surface supérieure à 20.000 hectares, voire 40.000 hectares selon les auteurs. “Méga” évoque par ailleurs les cas où sont anéanties toutes les entraves qu’opposaient à la propagation du feu les cimes élevées des grands arbres, les lotissements, les zones dégagées ou humides, les abords des villes et les moyens de contrôle humain. Une étude récente de la NASA élargit la définition des mégafeux à toute une série de facteurs: “Entre les changements climatiques et près d’un siècle d’exclusion des incendies, les feux de forêts sont devenus plus extrêmes en termes de taille, de gravité, de complexité du comportement et de résistance à l’extinction. Ces incendies sont communément qualifiés de mégafeux et se situent aux extrêmes des variations historiques”.
Dans un article remarqué du Guardian, Daniel Swain, un spécialiste du climat, analyse les megafires qui ont ravagé la Californie pendant l’été 2018 et appelle les habitants à se préparer: “À l’ère des mégafeux, notre choix est clair: trouver de nouvelles solutions ou faire face à des catastrophes encore plus graves.” D’après l’environnementaliste Edward Struzik, ce nouveau phénomène pourrait “reconfigurer les écosystèmes que sont la forêt et la toundra d’une manière que les scientifiques ne comprennent pas vraiment” et provoquer des effets en cascade. Il est probable, pense-t-il, que les forêts d’Amérique du Nord changent de nature, que certaines activités industrielles disparaissent ou doivent être délocalisées, que les réserves d’eau soient massivement polluées, que des villes entières soient déplacées. Finalement, “méga” qualifie une part d’incompréhension face à un phénomène qui, selon le journaliste Michael Kodas, “semble se réinventer sans cesse de lui-même et se refermer sur nous, tandis que nous nous escrimons à le définir”.
Si les très grands feux de forêts remontent à une vingtaine d’années, le terme megafire est apparu récemment. Son auteur, Jerry Williams, qui fut responsable du Service américain des forêts (USFS, United States Forest Service), observe que, même si ce terme n’est pas rigoureux et qu’il n’y a pas de consensus sur ce que recouvre le suffixe ‘méga’, il met en exergue le fait que les feux de forêts ont acquis un comportement que les spécialistes et les riverains qui en sont victimes n’avaient jamais observé dans le passé. C’est en 2013 que paraît un dossier scientifique visant à établir la spécificité des mégafeux. En mai 2016, lors de l’incendie qui, à Fort McMurray au Canada, a ravagé une surface dix fois supérieure à celle de Paris, on parle de “méga-incendie.” Au Portugal, les feux de forêts les plus récents sont qualifiés de “mega-res”; là aussi, on constate qu’ils sont différents de ceux qui avaient cours jusque dans les années quatre-vingt-dix.
Quand la forêt brûle aussi, on constate qu’ils sont différents de ceux qui avaient cours jusque dans les années quatre-vingt-dix. Pour certains, «méga» a avant tout un sens anthropocentrique: si les grands feux de forêts sont qualifiés comme tels, ce n’est pas dans l’absolu, mais en raison de l’impossibilité absolue de les canaliser ou de les éteindre et des risques majeurs qu’ils font courir aux êtres humains et à leurs biens. L’essayiste naturaliste Gary Ferguson, qui étudie les feux de forêts du Grand Ouest américain, précise que si ce qu’il appelle lui-même “mégafeux” représente moins de 3% du nombre total d’occurrences des feux de forêts, ils sont à l’origine de plus de 90% des surfaces brûlées.
Dans le même ordre d’idées, “méga” qualifie des feux dont les conséquences, en termes à la fois d’écologie, d’économie, de politique et d’urbanisme, sont sérieuses et persistantes, puisqu’ils rendent le pays inhabitable, l’air irrespirable, le sol durablement stérile. Mais c’est aussi d’échelle qu’il s’agit: serait “méga” le feu qui couvre une surface supérieure à 20.000 hectares, voire 40.000 hectares selon les auteurs. “Méga” évoque par ailleurs les cas où sont anéanties toutes les entraves qu’opposaient à la propagation du feu les cimes élevées des grands arbres, les lotissements, les zones dégagées ou humides, les abords des villes et les moyens de contrôle humain. Une étude récente de la NASA élargit la définition des mégafeux à toute une série de facteurs: “Entre les changements climatiques et près d’un siècle d’exclusion des incendies, les feux de forêts sont devenus plus extrêmes en termes de taille, de gravité, de complexité du comportement et de résistance à l’extinction. Ces incendies sont communément qualifiés de mégafeux et se situent aux extrêmes des variations historiques”.
Dans un article remarqué du Guardian, Daniel Swain, un spécialiste du climat, analyse les megafires qui ont ravagé la Californie pendant l’été 2018 et appelle les habitants à se préparer: “À l’ère des mégafeux, notre choix est clair: trouver de nouvelles solutions ou faire face à des catastrophes encore plus graves.” D’après l’environnementaliste Edward Struzik, ce nouveau phénomène pourrait “reconfigurer les écosystèmes que sont la forêt et la toundra d’une manière que les scientifiques ne comprennent pas vraiment” et provoquer des effets en cascade. Il est probable, pense-t-il, que les forêts d’Amérique du Nord changent de nature, que certaines activités industrielles disparaissent ou doivent être délocalisées, que les réserves d’eau soient massivement polluées, que des villes entières soient déplacées. Finalement, “méga” qualifie une part d’incompréhension face à un phénomène qui, selon le journaliste Michael Kodas, “semble se réinventer sans cesse de lui-même et se refermer sur nous, tandis que nous nous escrimons à le définir”.
© Steven Weeks. Pacific on Fire, 2020.
____
“Aujourd’hui, la conquête par les flammes des espaces qui constituent notre environnement s’avère le plus menaçant.”
“Aujourd’hui, la conquête par les flammes des espaces qui constituent notre environnement s’avère le plus menaçant.”
Se faisant l’écho des discussions qui opposent, d’une part, partisans d’un aménagement planifié et rationnel de la nature et, d’autre part, écologues, l’espace médiatique est comme scindé, une grosse moitié spectacularisant les incendies de forêts en invoquant la catastrophe, l’autre considérant que les peurs à leur égard sont infantiles.
Au nom de l’écologie, certains s’indignent du comportement des “entrepreneurs du développement” dont la civilisation, purement urbaine, assèche l’environnement, et demandent que la nature soit «protégée» de la folie incendiaire de l’homme. D’autres insistent au contraire sur la banalité des feux et leur utilité. À l’inverse d’un cataclysme, est-il parfois affirmé, le feu s’autorégule et administre sagement son ouvrage. Il fait partie de la vie de la forêt dont il est un précieux auxiliaire. Les “mégafeux” révèlent le caractère binaire et unilatéral de ces affirmations. Ils mettent en cause aussi bien l’idéologie de la domination de la nature, qui dicte de les éradiquer, que les politiques de préservation d’une nature conçue comme spontanément équilibrée, dont les tenants militent en faveur de leur libre propagation. Ils questionnent ainsi frontalement notre relation avec les milieux naturels et nos représentations de la place que nous y occupons. Les grands feux seraient-ils les signes les plus visibles de l’ère de l’anthropocène dans laquelle nous serions entrés, ou témoignent-ils de processus aussi anciens que l’apparition même des forêts? L’homme est-il la victime du feu ou sa cause? Le feu est-il la vie ou la mort?
La nature paradoxale du feu, être à la fois physique et social, a été pointée par Bachelard dans son ouvrage La Psychanalyse du feu. Le feu, explique l’auteur, apporte tantôt la mort, tantôt la vie. Potentiellement destructeur des civilisations, il peut régénérer la nature et même la féconder. De nombreux mythes le dépeignent comme un phénomène naturel bénéfique, élément fondamental qui assure l’union de tous les autres. En tant qu’être naturel, il est valorisé, voire idolâtré. Dans la tradition alchimiste, il “élémente” l’eau ou la terre et féconde la matière. En revanche, en tant qu’“être social” (l’expression est de Bachelard), il est diabolisé. Le même feu qui illumine le monde physique brûle en enfer. Il était douceur, il devient torture. Le feu volé par Prométhée acquiert des qualités contraires à celles du feu naturel qui conserve le monde et l’anime. Ce feu qui donne la vie, anime notre cœur ainsi que l’univers, se transforme un instrument de destruction et de mort: “Par le feu tout change. Quand on veut que tout change, on appelle le feu.” (...)
Les mégafeux sont des événements violents, paroxystiques, indéniables. Aucun des processus d’équilibre dynamique qui caractérisent les communautés biotiques et expliquent, selon les écologues, l’adaptation des espèces à leur environnement ne peut ici prévaloir. En cas de feu extrême, la rupture écologique est si profonde, certaines espèces animales et végétales si affaiblies, l’espace est si violemment et brutalement transformé, l’habitat des vivants si durablement déstructuré que les évolutions favorables ne sont plus possibles, du moins à l’échelle qui est la nôtre.
En effet, loin de régénérer la forêt, les mégafeux la détruisent durablement. En Espagne, en Tunisie, en Grèce, dans la région de Marseille, si les vallons où l’humidité stagne reverdissent, les crêtes rocheuses et les collines autrefois boisées demeurent dénudées. En Corse, les sols où les feux sont passés sont ravinés; chaque flanc de montagne incendié paraît terne et comme effondré comparé à ceux que recouvrent les chênes, les aulnes et les pins. À de nombreux endroits, les incendies ont été si violents et répétés que les sols ont été déstructurés. Le terreau que des milliers d’années avaient accumulé a été emporté, faute de végétation, par le ruissellement des eaux de pluie. Là où passent les mégafeux, rien ne subsiste.
À La Penne-sur-Huveaune, dans les Bouches-du-Rhône, les souches des arbres qui ont été entièrement consumées laissent dans le sol de grandes cavités correspondant au moulage de la base des troncs et des racines disparues. Le rapport entre les feux dirigés que maîtrisent les forestiers, dont il sera question plus loin, et le mégafeu qui, sautant de colline en colline, détruit des milliers d’hectares, est donc comparable à celui qui opposerait l’incinération des ordures ménagères et l’incendie capable d’anéantir toute une ville.
À l’échelle de l’espèce humaine, les mégafeux sont cataclysmiques. L’aggravation rapide des conditions qui les provoquent est telle qu’il est légitime de penser que, parmi tous les scénarios liés au dérèglement climatique – désertification, élévation du niveau des océans, épuisement des sols, vagues de chaleur, extinction d’espèces, invasion de nuisibles, inondations, etc. – auxquels nous imaginons devoir faire face dans un avenir proche, celui de la conquête par les flammes des espaces qui constituent notre environnement s’avère le plus menaçant.
Car “vivre avec les feux”, en bonne intelligence, comme le recommandaient certains écologistes il y a encore une dizaine d’années, comparant le compagnonnage envisagé à celui que nous pourrions utilement restaurer avec les loups, est simplement hors de propos. Le grand feu est un voisin infréquentable que nulle “diplomatie”, comme le prônait le philosophe Baptiste Morizot avec nos voisins les loups, ne peut acclimater au vivre-ensemble. D’autant que les feux ne sont pas “naturels” au sens où les arbres ou les loups le sont. On l’a vu, ils sont en immense majorité causés par l’homme. En Méditerranée, les causes naturelles ne représentent que 2% des départs de feu. Tous les autres se produisent à moins de 100 mètres d’une route ou d’une habitation par accident, négligence ou volonté de nuisance.
Se faisant l’écho des discussions qui opposent, d’une part, partisans d’un aménagement planifié et rationnel de la nature et, d’autre part, écologues, l’espace médiatique est comme scindé, une grosse moitié spectacularisant les incendies de forêts en invoquant la catastrophe, l’autre considérant que les peurs à leur égard sont infantiles.
Au nom de l’écologie, certains s’indignent du comportement des “entrepreneurs du développement” dont la civilisation, purement urbaine, assèche l’environnement, et demandent que la nature soit «protégée» de la folie incendiaire de l’homme. D’autres insistent au contraire sur la banalité des feux et leur utilité. À l’inverse d’un cataclysme, est-il parfois affirmé, le feu s’autorégule et administre sagement son ouvrage. Il fait partie de la vie de la forêt dont il est un précieux auxiliaire. Les “mégafeux” révèlent le caractère binaire et unilatéral de ces affirmations. Ils mettent en cause aussi bien l’idéologie de la domination de la nature, qui dicte de les éradiquer, que les politiques de préservation d’une nature conçue comme spontanément équilibrée, dont les tenants militent en faveur de leur libre propagation. Ils questionnent ainsi frontalement notre relation avec les milieux naturels et nos représentations de la place que nous y occupons. Les grands feux seraient-ils les signes les plus visibles de l’ère de l’anthropocène dans laquelle nous serions entrés, ou témoignent-ils de processus aussi anciens que l’apparition même des forêts? L’homme est-il la victime du feu ou sa cause? Le feu est-il la vie ou la mort?
La nature paradoxale du feu, être à la fois physique et social, a été pointée par Bachelard dans son ouvrage La Psychanalyse du feu. Le feu, explique l’auteur, apporte tantôt la mort, tantôt la vie. Potentiellement destructeur des civilisations, il peut régénérer la nature et même la féconder. De nombreux mythes le dépeignent comme un phénomène naturel bénéfique, élément fondamental qui assure l’union de tous les autres. En tant qu’être naturel, il est valorisé, voire idolâtré. Dans la tradition alchimiste, il “élémente” l’eau ou la terre et féconde la matière. En revanche, en tant qu’“être social” (l’expression est de Bachelard), il est diabolisé. Le même feu qui illumine le monde physique brûle en enfer. Il était douceur, il devient torture. Le feu volé par Prométhée acquiert des qualités contraires à celles du feu naturel qui conserve le monde et l’anime. Ce feu qui donne la vie, anime notre cœur ainsi que l’univers, se transforme un instrument de destruction et de mort: “Par le feu tout change. Quand on veut que tout change, on appelle le feu.” (...)
Les mégafeux sont des événements violents, paroxystiques, indéniables. Aucun des processus d’équilibre dynamique qui caractérisent les communautés biotiques et expliquent, selon les écologues, l’adaptation des espèces à leur environnement ne peut ici prévaloir. En cas de feu extrême, la rupture écologique est si profonde, certaines espèces animales et végétales si affaiblies, l’espace est si violemment et brutalement transformé, l’habitat des vivants si durablement déstructuré que les évolutions favorables ne sont plus possibles, du moins à l’échelle qui est la nôtre.
En effet, loin de régénérer la forêt, les mégafeux la détruisent durablement. En Espagne, en Tunisie, en Grèce, dans la région de Marseille, si les vallons où l’humidité stagne reverdissent, les crêtes rocheuses et les collines autrefois boisées demeurent dénudées. En Corse, les sols où les feux sont passés sont ravinés; chaque flanc de montagne incendié paraît terne et comme effondré comparé à ceux que recouvrent les chênes, les aulnes et les pins. À de nombreux endroits, les incendies ont été si violents et répétés que les sols ont été déstructurés. Le terreau que des milliers d’années avaient accumulé a été emporté, faute de végétation, par le ruissellement des eaux de pluie. Là où passent les mégafeux, rien ne subsiste.
À La Penne-sur-Huveaune, dans les Bouches-du-Rhône, les souches des arbres qui ont été entièrement consumées laissent dans le sol de grandes cavités correspondant au moulage de la base des troncs et des racines disparues. Le rapport entre les feux dirigés que maîtrisent les forestiers, dont il sera question plus loin, et le mégafeu qui, sautant de colline en colline, détruit des milliers d’hectares, est donc comparable à celui qui opposerait l’incinération des ordures ménagères et l’incendie capable d’anéantir toute une ville.
À l’échelle de l’espèce humaine, les mégafeux sont cataclysmiques. L’aggravation rapide des conditions qui les provoquent est telle qu’il est légitime de penser que, parmi tous les scénarios liés au dérèglement climatique – désertification, élévation du niveau des océans, épuisement des sols, vagues de chaleur, extinction d’espèces, invasion de nuisibles, inondations, etc. – auxquels nous imaginons devoir faire face dans un avenir proche, celui de la conquête par les flammes des espaces qui constituent notre environnement s’avère le plus menaçant.
Car “vivre avec les feux”, en bonne intelligence, comme le recommandaient certains écologistes il y a encore une dizaine d’années, comparant le compagnonnage envisagé à celui que nous pourrions utilement restaurer avec les loups, est simplement hors de propos. Le grand feu est un voisin infréquentable que nulle «diplomatie», comme le prônait le philosophe Baptiste Morizot avec nos voisins les loups, ne peut acclimater au vivre-ensemble. D’autant que les feux ne sont pas «naturels» au sens où les arbres ou les loups le sont. On l’a vu, ils sont en immense majorité causés par l’homme. En Méditerranée, les causes naturelles ne représentent que 2% des départs de feu. Tous les autres se produisent à moins de 100 mètres d’une route ou d’une habitation par accident, négligence ou volonté de nuisance.
____
Confrontées aux canicules et aux mégafeux, nos architectures, matérielles ou mentales, ne tiennent plus.
Confrontées aux canicules et aux mégafeux, nos architectures, matérielles ou mentales, ne tiennent plus.
Les phénomènes extrêmes des mégafeux étaient rares jusqu’au début de ce siècle. Ils le sont de moins en moins. En Californie, l’exceptionnel est devenu la règle. Terriblement destructeurs pour l’écosystème, ces phénomènes ne sont ni prévisibles ni contrôlables, même par ceux dont le travail consiste à les maîtriser, les forestiers et les pompiers. Au sujet de Camp Fire, ces derniers ont signalé des «ouragans» de flammes surgissant de nulle part. Tels des entités démoniaques, ils avaient la propriété étrange de revenir sur leur pas, les flammes réapparaissant à l’emplacement exact où avait eu lieu le premier départ de feu trois jours auparavant.
Les mégafeux qui ont dévasté, en août 2017, la Colombie-Britannique et la Californie ont eux aussi été d’une violence et d’une ampleur qui ont surpris tout le monde. Par contraste, canadairs, hélicoptères, camions ou lances à incendie semblaient minuscules et insignifiants. D’après les témoins, il était impossible de courir assez vite pour échapper aux flammes, dont la hauteur dépassait souvent 30 mètres 10. Explosions, pluies de cendres, projections, écran total de fumée, ont été ressentis jusqu’à une centaine de kilomètres. Des victimes racontent qu’elles ont retrouvé dans les décombres de leur maison un frigidaire qui appartenait à leurs voisins. Ironiquement, les barbecues, pourtant destinés à supporter des températures élevées, ont fondu. Il est arrivé que les roues de voiture en aluminium forment une flaque au sol, ce qui indique que la température avait dépassé 660°C. Quant aux gens qui ont été emprisonnés par les flammes, il n’en reste rien. L’équipe d’Alameda qui recherchait les personnes disparues a précisé que, même s’il pouvait arriver que des fragments d’os soient retrouvés, l’ADN qui leur était attaché avait été consumé. Quelques mois plus tard, à Paradise (Californie), on a demandé aux familles et amis d’apporter aux sauveteurs des fragments d’ADN des personnes disparues, “incinérées” dit-on. Le 28 novembre 2018, 81 victimes avaient été identifiées, contre 870 qui ne l’étaient toujours pas. Aucun mode d’identification existant – chiens dressés, détecteurs en tout genre, analyses des dents et de l’ADN, repérages de mouvements et d’objets – n’est opératoire dans ces circonstances caractérisées par la disparition de toute trace (...)
Les gaz à effet de serre s’accumulent lentement, la couche d’ozone se dégrade ici et là, le niveau des océans et des températures augmente progressivement, les banquises fondent, les animaux disparaissent peu à peu, il est de moins en moins rare que les parents enterrent leurs enfants, les forêts s’uniformisent, les réserves d’eau potable s’amenuisent. À l’échelle de notre existence, les changements sont sinon insensibles, du moins suffisamment lents pour que nous puissions nous y adapter et les accepter, voire les nier. Mais confrontées aux canicules et aux mégafeux, nos architectures, matérielles ou mentales, ne tiennent plus. Les habitudes qui ont été engendrées par l’idéal d’une société de contrôle ou, à l’inverse, d’une perfection originelle, ne trouvent plus aucun terrain d’exercice. Les classifications et les partitions dichotomiques en vigueur se dissolvent. Il devient évidemment absurde de poursuivre nos efforts dans la direction qu’elles nous ont fait prendre (...)
Face aux mégafeux, “tout change”; non seulement, la nature et le paysage, mais aussi les paysages sensibles et intellectuels que les gens ont dans la tête et dont ils constatent, lorsque les feux avancent vers eux, à quel point ils sont déconnectés du réel. Cette épreuve dispose à se détourner du ciel des idées et du monde virtuel des préjugés au profit d’une attitude plus modeste et plus collaborative qui consiste, au-delà des affects et avec eux, à enquêter sur ce qui s’est passé et à proposer des généralisations placées sous le contrôle des spécialistes, des communautés, des expériences accumulées, des usages confirmés et des faits établis. Il faut retrouver la “culture du feu” et, avec elle, cette alliance entre le fait de cultiver le feu, de cultiver la terre, d’en prendre soin, et de produire nos nourritures matérielles et morales sur un mode approprié à une civilisation durable. ■
Courtesy éditions Premier Parallèle.
Les phénomènes extrêmes des mégafeux étaient rares jusqu’au début de ce siècle. Ils le sont de moins en moins. En Californie, l’exceptionnel est devenu la règle. Terriblement destructeurs pour l’écosystème, ces phénomènes ne sont ni prévisibles ni contrôlables, même par ceux dont le travail consiste à les maîtriser, les forestiers et les pompiers. Au sujet de Camp Fire, ces derniers ont signalé des «ouragans» de flammes surgissant de nulle part. Tels des entités démoniaques, ils avaient la propriété étrange de revenir sur leur pas, les flammes réapparaissant à l’emplacement exact où avait eu lieu le premier départ de feu trois jours auparavant.
Les mégafeux qui ont dévasté, en août 2017, la Colombie-Britannique et la Californie ont eux aussi été d’une violence et d’une ampleur qui ont surpris tout le monde. Par contraste, canadairs, hélicoptères, camions ou lances à incendie semblaient minuscules et insignifiants. D’après les témoins, il était impossible de courir assez vite pour échapper aux flammes, dont la hauteur dépassait souvent 30 mètres 10. Explosions, pluies de cendres, projections, écran total de fumée, ont été ressentis jusqu’à une centaine de kilomètres. Des victimes racontent qu’elles ont retrouvé dans les décombres de leur maison un frigidaire qui appartenait à leurs voisins. Ironiquement, les barbecues, pourtant destinés à supporter des températures élevées, ont fondu. Il est arrivé que les roues de voiture en aluminium forment une flaque au sol, ce qui indique que la température avait dépassé 660°C. Quant aux gens qui ont été emprisonnés par les flammes, il n’en reste rien. L’équipe d’Alameda qui recherchait les personnes disparues a précisé que, même s’il pouvait arriver que des fragments d’os soient retrouvés, l’ADN qui leur était attaché avait été consumé. Quelques mois plus tard, à Paradise (Californie), on a demandé aux familles et amis d’apporter aux sauveteurs des fragments d’ADN des personnes disparues, “incinérées” dit-on. Le 28 novembre 2018, 81 victimes avaient été identifiées, contre 870 qui ne l’étaient toujours pas. Aucun mode d’identification existant – chiens dressés, détecteurs en tout genre, analyses des dents et de l’ADN, repérages de mouvements et d’objets – n’est opératoire dans ces circonstances caractérisées par la disparition de toute trace (...)
Les gaz à effet de serre s’accumulent lentement, la couche d’ozone se dégrade ici et là, le niveau des océans et des températures augmente progressivement, les banquises fondent, les animaux disparaissent peu à peu, il est de moins en moins rare que les parents enterrent leurs enfants, les forêts s’uniformisent, les réserves d’eau potable s’amenuisent. À l’échelle de notre existence, les changements sont sinon insensibles, du moins suffisamment lents pour que nous puissions nous y adapter et les accepter, voire les nier. Mais confrontées aux canicules et aux mégafeux, nos architectures, matérielles ou mentales, ne tiennent plus. Les habitudes qui ont été engendrées par l’idéal d’une société de contrôle ou, à l’inverse, d’une perfection originelle, ne trouvent plus aucun terrain d’exercice. Les classifications et les partitions dichotomiques en vigueur se dissolvent. Il devient évidemment absurde de poursuivre nos efforts dans la direction qu’elles nous ont fait prendre (...)
Face aux mégafeux, “tout change”; non seulement, la nature et le paysage, mais aussi les paysages sensibles et intellectuels que les gens ont dans la tête et dont ils constatent, lorsque les feux avancent vers eux, à quel point ils sont déconnectés du réel. Cette épreuve dispose à se détourner du ciel des idées et du monde virtuel des préjugés au profit d’une attitude plus modeste et plus collaborative qui consiste, au-delà des affects et avec eux, à enquêter sur ce qui s’est passé et à proposer des généralisations placées sous le contrôle des spécialistes, des communautés, des expériences accumulées, des usages confirmés et des faits établis. Il faut retrouver la “culture du feu” et, avec elle, cette alliance entre le fait de cultiver le feu, de cultiver la terre, d’en prendre soin, et de produire nos nourritures matérielles et morales sur un mode approprié à une civilisation durable. ■
Courtesy éditions Premier Parallèle.
––––––––
Joëlle Zask est une philosophe française, spécialiste de philosophie politique et du pragmatisme, maître de conférences à l’Université de Provence, auteure de l’essai incontournable sur les «mégafeux» Quand la forêt brûle (Premier Parallèle, 2019) dont ce texte est extrait.
À LIRE ÉGALEMENT:
Stephen J. Pyne
Patrick Deval
25 JUILLET 2019. FRANCE, UNE CANICULE HISTORIQUE
Elsa Mari
EN 2050, MARSEILLE AURA LE CLIMAT DE TANGER
Étude: Plos One
26 OCTOBRE 2019. LE FEU SE DÉCHAÎNE SUR LES MONTAGNES BLEUES
Harriet Alexander
Jeff Frost