TUER L’ANIMAL... CE SANGLANT DÉLUGE
TUER L’ANIMAL... CE SANGLANT DÉLUGE
© Nick Brandt. Petrol Station with Elephant & Kids. 2018, “This Empty World”. Dans cette série d’images prises au pays Masaï, le photographe britannique Nick Brandt met en scène une faune traquée, en passe d’être engloutie par l’urbanisation, au milieu d’humains indifférents et résignés.
À la haine de la nature qu’eut le Moyen âge, s’est ajoutée l’âpreté mercantile, industrielle, armée de machines, qui tuent de loin, sans péril, en masse.
À la haine de la nature qu’eut le Moyen âge, s’est ajoutée l’âpreté mercantile, industrielle, armée de machines, qui tuent de loin, sans péril, en masse.
Me trouvant sur la côte atlantique pour profiter d’une fin d’été radieuse, je reçois soudain un appel de mon amie Fanny: “Georges, tu es là, viens vite! Une baleine s’est échouée sur la plage, blessée à mort par un thonier dernier cri. On prépare une manif avec mes copines militantes en attendant l’arrivée du capitaine Watson. Viens vite, on t’attend!…”. Un quart d’heure plus tard, je suis sur place. Une foule hurlante entoure le corps énorme d’une baleine à l’agonie… Au milieu de ses amies Les Sirènes en colère, Fanny me fait signe. Je m’approche et découvre à ses côtés un vieillard d’un autre temps, serré dans sa redingote, le pouce dans la boutonnière, criant à l’unisson avec les militantes. “C’est mon ami Jules!” me lance Fanny. Je le dévisage… Non je ne rêve pas: “Jules Michelet! c’est bien vous!”, il me murmure: ”Chut!… Oui c’est moi…”. Et la conversation s’engage à voix basse.
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Georges Marbeck: Toujours et encore ce que vous appeliez déjà dans les années 1850 “la guerre aux races de la mer”…
Jules Michelet: On ne peut se représenter ce qu’est cette guerre… Il y a deux cents ou trois cents ans, lorsque les baleines abondaient, naviguaient par familles, lorsque des peuples d’amphibies couvraient tous les rivages, on faisait déjà des massacres immenses, des effusions de sang… On tuait en un jour des quinze ou vingt baleines, quinze cents éléphants marins! C’est-à-dire qu’on tuait pour tuer… Que voulait-on dans ce sanglant déluge? Rougir la terre? Souiller la mer? On voulait le plaisir des tyrans, des bourreaux, frapper, sévir, jouir de sa force et de sa fureur, savourer la douleur, la mort. Souvent on s’amusait à martyriser, désespérer, faire mourir lentement des animaux trop lourds, ou trop doux pour se revenger. Péron(1) vit un matelot qui s’acharnait ainsi sur la femelle d’un phoque. Elle pleurait comme une femme, gémissait et chaque fois qu’elle ouvrait sa bouche sanglante, il frappait d’un gros aviron et lui cassait les dents…
Georges Marbeck: Sauve qui peut la mer et ses créatures!
Jules Michelet: La mer, qui commença la vie sur ce globe, en serait encore la bienfaisante nourrice, si l’homme savait seulement respecter l’ordre qui y règne et s’abstenait de le troubler. Il ne doit pas oublier qu’elle a sa vie propre et sacrée, ses fonctions tout indépendantes, pour le salut de la planète… Les plus précieux éléments de l’animalité terrestre sont richement dans la mer, entiers et invariables, salubres, vivants, en dépôt pour refaire la vie… Heureux comme un poisson dans l’eau!...
Georges Marbeck: Ce midi, nous aurons peut-être envie d’une grillade de thon ou d’une brochette de Saint-Jacques. Depuis toujours, l’homme se régale de poissons.
Jules Michelet: Qu’il prélève une moisson raisonnable sur celles qui pullulent surabondamment, à la bonne heure! Qu’il vive sur les individus, mais qu’il conserve les espèces. Dans chacune il doit respecter le rôle que toutes elles jouent, de fonctionnaires de la nature… Pour les espèces précieuses qui sont près de disparaître, surtout pour la baleine, l’animal le plus grand, la vie la plus riche de toute la création, il faut la paix absolue… N’étant plus poursuivie, elle reviendra dans son climat naturel, la zone tempérée, elle y retrouvera son innocente vie de paître la prairie vivante… Replacée dans ses habitudes et dans son alimentation, elle refleurira, reprendra ses proportions gigantesques, nous reverrons des baleines de deux cents, trois cents pieds de long. Que des anciens rendez-vous d’amour soient sacrés… La paix pour la baleine franche, la paix pour le dugong, le morse, le lamantin, ces précieuses espèces, qui bientôt auront disparu.
Georges Marbeck: Mais la loi d’airain du marché n’en finit pas d’épuiser les ressources de la terre, de l’air et des mers.
Jules Michelet: À la haine de la nature qu’eut le Moyen âge, s’est ajoutée l’âpreté mercantile, industrielle, armée de machines terribles, qui tuent de loin, tuent sans péril, tuent en masse. À chaque progrès dans l’art, progrès de barbarie féroce, progrès dans l’extermination… Il faut que les grandes nations s’entendent pour substituer à cet état sauvage un état de civilisation, où l’homme plus réfléchi ne gaspille plus ses biens, ne se nuise plus à lui-même... Les vieux règlements spéciaux des pêches riveraines ne peuvent plus servir à rien dans la navigation moderne. Il faut un code commun des nations, applicable à toutes les mers, un code qui régularise, non-seulement les rapports de l’homme à l’homme, mais ceux de l’homme aux animaux… Ces carnages sont une école détestable de férocité, qui déprave indignement l’homme. Les plus hideux instincts éclatent dans cette ivresse de bouchers. Honte de la nature!.. Nous sommes forcés de tuer: nos dents, notre estomac, démontrent que c’est notre fatalité d’avoir besoin de la mort. Nous devons compenser cela en multipliant la vie.
Me trouvant sur la côte atlantique pour profiter d’une fin d’été radieuse, je reçois soudain un appel de mon amie Fanny: “Georges, tu es là, viens vite! Une baleine s’est échouée sur la plage, blessée à mort par un thonier dernier cri. On prépare une manif avec mes copines militantes en attendant l’arrivée du capitaine Watson. Viens vite, on t’attend!…”. Un quart d’heure plus tard, je suis sur place. Une foule hurlante entoure le corps énorme d’une baleine à l’agonie… Au milieu de ses amies Les Sirènes en colère, Fanny me fait signe. Je m’approche et découvre à ses côtés un vieillard d’un autre temps, serré dans sa redingote, le pouce dans la boutonnière, criant à l’unisson avec les militantes. “C’est mon ami Jules!” me lance Fanny. Je le dévisage… Non je ne rêve pas: “Jules Michelet! c’est bien vous!”, il me murmure: ”Chut!… Oui c’est moi…”. Et la conversation s’engage à voix basse.
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Georges Marbeck: Toujours et encore ce que vous appeliez déjà dans les années 1850 “la guerre aux races de la mer”…
Jules Michelet: On ne peut se représenter ce qu’est cette guerre… Il y a deux cents ou trois cents ans, lorsque les baleines abondaient, naviguaient par familles, lorsque des peuples d’amphibies couvraient tous les rivages, on faisait déjà des massacres immenses, des effusions de sang… On tuait en un jour des quinze ou vingt baleines, quinze cents éléphants marins! C’est-à-dire qu’on tuait pour tuer… Que voulait-on dans ce sanglant déluge? Rougir la terre? Souiller la mer? On voulait le plaisir des tyrans, des bourreaux, frapper, sévir, jouir de sa force et de sa fureur, savourer la douleur, la mort. Souvent on s’amusait à martyriser, désespérer, faire mourir lentement des animaux trop lourds, ou trop doux pour se revenger. Péron 1 vit un matelot qui s’acharnait ainsi sur la femelle d’un phoque. Elle pleurait comme une femme, gémissait et chaque fois qu’elle ouvrait sa bouche sanglante, il frappait d’un gros aviron et lui cassait les dents…
Georges Marbeck: Sauve qui peut la mer et ses créatures!
Jules Michelet: La mer, qui commença la vie sur ce globe, en serait encore la bienfaisante nourrice, si l’homme savait seulement respecter l’ordre qui y règne et s’abstenait de le troubler. Il ne doit pas oublier qu’elle a sa vie propre et sacrée, ses fonctions tout indépendantes, pour le salut de la planète… Les plus précieux éléments de l’animalité terrestre sont richement dans la mer, entiers et invariables, salubres, vivants, en dépôt pour refaire la vie… Heureux comme un poisson dans l’eau!...
Georges Marbeck: Ce midi, nous aurons peut-être envie d’une grillade de thon ou d’une brochette de Saint-Jacques. Depuis toujours, l’homme se régale de poissons.
Jules Michelet: Qu’il prélève une moisson raisonnable sur celles qui pullulent surabondamment, à la bonne heure! Qu’il vive sur les individus, mais qu’il conserve les espèces. Dans chacune il doit respecter le rôle que toutes elles jouent, de fonctionnaires de la nature… Pour les espèces précieuses qui sont près de disparaître, surtout pour la baleine, l’animal le plus grand, la vie la plus riche de toute la création, il faut la paix absolue… N’étant plus poursuivie, elle reviendra dans son climat naturel, la zone tempérée, elle y retrouvera son innocente vie de paître la prairie vivante… Replacée dans ses habitudes et dans son alimentation, elle refleurira, reprendra ses proportions gigantesques, nous reverrons des baleines de deux cents, trois cents pieds de long. Que des anciens rendez-vous d’amour soient sacrés… La paix pour la baleine franche, la paix pour le dugong, le morse, le lamantin, ces précieuses espèces, qui bientôt auront disparu.
Georges Marbeck: Mais la loi d’airain du marché n’en finit pas d’épuiser les ressources de la terre, de l’air et des mers.
Jules Michelet: À la haine de la nature qu’eut le Moyen âge, s’est ajoutée l’âpreté mercantile, industrielle, armée de machines terribles, qui tuent de loin, tuent sans péril, tuent en masse. À chaque progrès dans l’art, progrès de barbarie féroce, progrès dans l’extermination… Il faut que les grandes nations s’entendent pour substituer à cet état sauvage un état de civilisation, où l’homme plus réfléchi ne gaspille plus ses biens, ne se nuise plus à lui-même... Les vieux règlements spéciaux des pêches riveraines ne peuvent plus servir à rien dans la navigation moderne. Il faut un code commun des nations, applicable à toutes les mers, un code qui régularise, non-seulement les rapports de l’homme à l’homme, mais ceux de l’homme aux animaux… Ces carnages sont une école détestable de férocité, qui déprave indignement l’homme. Les plus hideux instincts éclatent dans cette ivresse de bouchers. Honte de la nature!.. Nous sommes forcés de tuer: nos dents, notre estomac, démontrent que c’est notre fatalité d’avoir besoin de la mort. Nous devons compenser cela en multipliant la vie.
La cité grecque et romaine eut le mépris de la nature… Les animaux périrent, aussi bien que les esclaves.
La cité grecque et romaine eut le mépris de la nature… Les animaux périrent, aussi bien que les esclaves.
La cité grecque et romaine eut le mépris de la nature…
Les animaux périrent, aussi bien que les esclaves.
Polar bear survival in Arctic. © Vladimir Melnik.
Au moment où nous parlons, un superbe vol de goélands arrive et mêle ses cris à l’effervescence générale.
Jules Michelet: Bienvenu sois-tu oiseau… Voudrais-tu chanter pour moi et, par ta puissance d’amour et de paix, harmoniser un cœur troublé de la cruelle histoire des hommes?
Georges Marbeck: Ce que vous dites des poissons, on peut le dire pareillement pour les oiseaux.
Jules Michelet: D’excellents observateurs nous apprennent… que plusieurs espèces d’oiseaux auront bientôt disparu… Que feras-tu pauvre homme? Comment te multiplieras-tu? As-tu des ailes pour les suivre? As-tu même des yeux pour les voir?…L’animal! sombre mystère!... monde immense de rêves et de douleurs muettes… Des signes trop visibles expriment ces douleurs, au défaut de langage. Toute la nature proteste contre la barbarie de l’homme qui méconnaît, avilit, qui torture son frère inférieur… Les voyageurs qui les premiers ont abordé dans des pays nouveaux où l’homme n’était jamais venu rapportent unanimement que tous les animaux, mammifères, amphibies, oiseaux, ne fuyaient point, au contraire, venaient plutôt les regarder d’un air de curiosité bienveillante, à quoi ils répondaient à coup de fusil.
Georges Marbeck: Ce que l’on appelle les religions du livre avec les trois variantes du monothéisme ne se sont pas privées de promouvoir cette infériorisation de l’animal autant que de l’animalité qui nous constitue. Histoire de nous fabriquer une âme idéale totalement coupée du peuple de la nature.
Jules Michelet: Le christianisme… garda contre la nature un préjugé judaïque. La Judée… avait craint d’aimer trop cette sœur de l’homme… Elle la fuyait en la maudissant. Le christianisme, fidèle à ces craintes, tint la nature animale à une distance infinie de l’homme, et la ravala… Le froid allégorisme de l’agneau et de la colombe, ne relevèrent pas la bête… Le salut ne vint pas pour les plus petits, les plus humbles de la création. Le Dieu-Homme est mort pour l’homme, et non pas pour eux. N’ayant point part au salut, ils restent hors la loi chrétienne, comme païens, comme impurs et trop souvent suspects de connivence au mauvais principe. Le Christ, dans l’Évangile, n’a-t-il pas permis aux démons de s’emparer des pourceaux?
Georges Marbeck: L’animal serait notre part maudite qui nous conduit tout droit aux portes de l’enfer.
Jules Michelet: Tristes peuples du livre, de grammaire et de mots, de subtilités vaines, qu’avez-vous fait de la nature?... Les “velus”, nom sinistre que les Juifs donnent aux animaux sont des diables muets… Ainsi commença ici-bas ce phénomène étrange: la haine de la création… Le verbe seul régna… Les philosophes qui, pour l’orgueil et la sécheresse continuèrent les théologiens, décidèrent que l’animal n’avait pas d’âme.
Georges Marbeck: Les cancres! Ils ne se sont même pas aperçu que les mots âme et animal avaient la même racine. Du latin anima: le souffle du vivant.
Jules Michelet: L’animalité est partout. Elle emplit tout et peuple tout… La vie s’allume et s’aimante à la vie, s’éteint par l’isolement. Plus elle se mêle aux vies différentes d’elle-même, plus elle devient solidaire des autres existences et plus elle existe avec force, bonheur, fécondité.
Georges Marbeck: Ce culte de l’animalité existe en Inde depuis des millénaires.
Jules Michelet: L’Inde, plus voisine que nous de la création, a mieux gardé la tradition de la fraternité universelle. Elle l’a inscrite au début et à la fin de ses deux grands poèmes sacrés, le Râmayana, le Mahabharata…Tandis que dans notre Occident les plus secs et les plus stériles font les fiers devant la nature… La foi n’a pas fait le cœur, mais le cœur fait la foi… Tant de guerres, tant de désastres et de servitudes, n’ont pu tarir la mamelle de la vache sacrée. Un fleuve de lait coule toujours pour cette terre bénie… bénie de sa propre bonté, de ses doux ménagements pour la créature inférieure… Le monde de l’orgueil, la cité grecque et romaine, eut le mépris de la nature… Tout ce qui semblait bas, ignoble, disparut des yeux: les animaux périrent, aussi bien que les esclaves.
Georges Marbeck: Vous évoquez l’esclavage, les exemples ne manquent pas dans l’Histoire de peuples, de races, de groupes qui en ont traité d’autres de sauvages, de barbares, de sous-hommes et ne se sont pas privés, le cas échéant, de les utiliser comme bêtes de somme.
Jules Michelet: Les chercheurs d’or ont commencé, ne voulant qu’or, rien de plus, brisant l’homme. Christophe Colomb, le meilleur de tous, dans son propre journal, montre cela avec une naïveté terrible qui, d’avance, fait frémir… Dès qu’il touche Haïti: “Où est l’or? et qui a de l’or?” ce sont ses premiers mots. Les naturels en souriaient, étaient étonnés de cette faim d’or. Ils lui promettaient d’en chercher… La vue de ce jeune monde désarmé, ces pauvres corps tout nus d’enfants, de femmes innocentes et charmantes, tout cela ne lui inspire qu’une pensée tristement mercantile, c’est qu’on pourrait les faire esclaves. Il ne veut pas pourtant qu’on les enlève: “car ils appartiennent au roi et à la reine.” Mais il dit ces sombres paroles, bien significatives: “ils sont craintifs et faits pour obéir. Ils feront tous les travaux qu’on leur commandera. Mille d’entre eux fuient devant trois des nôtres. Si vos Altesses m’ordonnaient de les emmener ou de les asservir ici, rien ne s’y opposerait… il suffirait de cinquante hommes.”… Douze ans après, les six septièmes de la population ont disparu et Herrera ajoute qu’en vingt-cinq ans elle tomba d’un million d’âmes à quatorze mille… Le mineur, le planteur exterminèrent un monde, le repeuplant sans cesse aux dépens du sang noir. L’Europe? Son impuissance coloniale a éclaté partout… Les conquérants, les missionnaires, les marchands ont massacré, épuisé, abruti et vérolé les populations, ils ont produit le désert… Si l’homme a ainsi traité l’homme, il n’a pas été plus clément ni meilleur pour les animaux. Des espèces les plus douces, il a fait d’horribles carnages, les a ensauvagées et barbarisées pour toujours…
À cet instant, une superbe libellule se pose sur l’épaule de Fanny. Jules Michelet, le visage ébloui, sort son doigt de la boutonnière et l’approche de l’insecte…
Jules Michelet: La brillante amazone, la svelte guerrière ailée qu’on appelle demoiselle (libellula)...
Soudain le hourvari des slogans et des clameurs lancés par les Sirènes en colère est tel qu’on ne s’entend plus. Notre entretien s’arrête là. Jules Michelet se fond dans la foule des manifestants.
Au moment où nous parlons, un superbe vol de goélands arrive et mêle ses cris à l’effervescence générale.
Jules Michelet: Bienvenu sois-tu oiseau… Voudrais-tu chanter pour moi et, par ta puissance d’amour et de paix, harmoniser un cœur troublé de la cruelle histoire des hommes?
Georges Marbeck: Ce que vous dites des poissons, on peut le dire pareillement pour les oiseaux.
Jules Michelet: D’excellents observateurs nous apprennent… que plusieurs espèces d’oiseaux auront bientôt disparu… Que feras-tu pauvre homme? Comment te multiplieras-tu? As-tu des ailes pour les suivre? As-tu même des yeux pour les voir?…L’animal! sombre mystère!... monde immense de rêves et de douleurs muettes… Des signes trop visibles expriment ces douleurs, au défaut de langage. Toute la nature proteste contre la barbarie de l’homme qui méconnaît, avilit, qui torture son frère inférieur… Les voyageurs qui les premiers ont abordé dans des pays nouveaux où l’homme n’était jamais venu rapportent unanimement que tous les animaux, mammifères, amphibies, oiseaux, ne fuyaient point, au contraire, venaient plutôt les regarder d’un air de curiosité bienveillante, à quoi ils répondaient à coup de fusil.
Georges Marbeck: Ce que l’on appelle les religions du livre avec les trois variantes du monothéisme ne se sont pas privées de promouvoir cette infériorisation de l’animal autant que de l’animalité qui nous constitue. Histoire de nous fabriquer une âme idéale totalement coupée du peuple de la nature.
Jules Michelet: Le christianisme… garda contre la nature un préjugé judaïque. La Judée… avait craint d’aimer trop cette sœur de l’homme… Elle la fuyait en la maudissant. Le christianisme, fidèle à ces craintes, tint la nature animale à une distance infinie de l’homme, et la ravala… Le froid allégorisme de l’agneau et de la colombe, ne relevèrent pas la bête… Le salut ne vint pas pour les plus petits, les plus humbles de la création. Le Dieu-Homme est mort pour l’homme, et non pas pour eux. N’ayant point part au salut, ils restent hors la loi chrétienne, comme païens, comme impurs et trop souvent suspects de connivence au mauvais principe. Le Christ, dans l’Évangile, n’a-t-il pas permis aux démons de s’emparer des pourceaux?
Georges Marbeck: L’animal serait notre part maudite qui nous conduit tout droit aux portes de l’enfer.
Jules Michelet: Tristes peuples du livre, de grammaire et de mots, de subtilités vaines, qu’avez-vous fait de la nature?... Les “velus”, nom sinistre que les Juifs donnent aux animaux sont des diables muets… Ainsi commença ici-bas ce phénomène étrange: la haine de la création… Le verbe seul régna… Les philosophes qui, pour l’orgueil et la sécheresse continuèrent les théologiens, décidèrent que l’animal n’avait pas d’âme.
Georges Marbeck: Les cancres! Ils ne se sont même pas aperçu que les mots âme et animal avaient la même racine. Du latin anima: le souffle du vivant.
Jules Michelet: L’animalité est partout. Elle emplit tout et peuple tout… La vie s’allume et s’aimante à la vie, s’éteint par l’isolement. Plus elle se mêle aux vies différentes d’elle-même, plus elle devient solidaire des autres existences et plus elle existe avec force, bonheur, fécondité.
Georges Marbeck: Ce culte de l’animalité existe en Inde depuis des millénaires.
Jules Michelet: L’Inde, plus voisine que nous de la création, a mieux gardé la tradition de la fraternité universelle. Elle l’a inscrite au début et à la fin de ses deux grands poèmes sacrés, le Râmayana, le Mahabharata…Tandis que dans notre Occident les plus secs et les plus stériles font les fiers devant la nature… La foi n’a pas fait le cœur, mais le cœur fait la foi… Tant de guerres, tant de désastres et de servitudes, n’ont pu tarir la mamelle de la vache sacrée. Un fleuve de lait coule toujours pour cette terre bénie… bénie de sa propre bonté, de ses doux ménagements pour la créature inférieure… Le monde de l’orgueil, la cité grecque et romaine, eut le mépris de la nature… Tout ce qui semblait bas, ignoble, disparut des yeux: les animaux périrent, aussi bien que les esclaves.
Georges Marbeck: Vous évoquez l’esclavage, les exemples ne manquent pas dans l’Histoire de peuples, de races, de groupes qui en ont traité d’autres de sauvages, de barbares, de sous-hommes et ne se sont pas privés, le cas échéant, de les utiliser comme bêtes de somme.
Jules Michelet: Les chercheurs d’or ont commencé, ne voulant qu’or, rien de plus, brisant l’homme. Christophe Colomb, le meilleur de tous, dans son propre journal, montre cela avec une naïveté terrible qui, d’avance, fait frémir… Dès qu’il touche Haïti: “Où est l’or? et qui a de l’or?” ce sont ses premiers mots. Les naturels en souriaient, étaient étonnés de cette faim d’or. Ils lui promettaient d’en chercher… La vue de ce jeune monde désarmé, ces pauvres corps tout nus d’enfants, de femmes innocentes et charmantes, tout cela ne lui inspire qu’une pensée tristement mercantile, c’est qu’on pourrait les faire esclaves. Il ne veut pas pourtant qu’on les enlève: “car ils appartiennent au roi et à la reine.” Mais il dit ces sombres paroles, bien significatives: “ils sont craintifs et faits pour obéir. Ils feront tous les travaux qu’on leur commandera. Mille d’entre eux fuient devant trois des nôtres. Si vos Altesses m’ordonnaient de les emmener ou de les asservir ici, rien ne s’y opposerait… il suffirait de cinquante hommes.”… Douze ans après, les six septièmes de la population ont disparu et Herrera ajoute qu’en vingt-cinq ans elle tomba d’un million d’âmes à quatorze mille… Le mineur, le planteur exterminèrent un monde, le repeuplant sans cesse aux dépens du sang noir. L’Europe? Son impuissance coloniale a éclaté partout… Les conquérants, les missionnaires, les marchands ont massacré, épuisé, abruti et vérolé les populations, ils ont produit le désert… Si l’homme a ainsi traité l’homme, il n’a pas été plus clément ni meilleur pour les animaux. Des espèces les plus douces, il a fait d’horribles carnages, les a ensauvagées et barbarisées pour toujours…
À cet instant, une superbe libellule se pose sur l’épaule de Fanny. Jules Michelet, le visage ébloui, sort son doigt de la boutonnière et l’approche de l’insecte…
Jules Michelet: La brillante amazone, la svelte guerrière ailée qu’on appelle demoiselle (libellula)...
Soudain le hourvari des slogans et des clameurs lancés par les Sirènes en colère est tel qu’on ne s’entend plus. Notre entretien s’arrête là. Jules Michelet se fond dans la foule des manifestants.
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*Les propos de Jules Michelet dans cet entretien sont la reprise mot pour mot de passages extraits de ses œuvres. Et un grand merci à notre amie Fanny Gauthier.
Georges Marbeck a collaboré à la revue Recherches avec Michel Foucault et Gilles Deleuze. Il est l’auteur de Hautefaye, l’année terrible (Robert Laffont). Il a aussi publié L’Orgie, voie du sacré, fait du prince, instinct de fête, ouvrage de référence.
AUTRES GRANDS ENTRETIENS AVEC LES ‘ANCIENS’
AUTRES GRANDS ENTRETIENS
AVEC LES ‘ANCIENS’
VICTOR HUGO “Les verroteries du pouvoir”
FRIEDRICH NIETZSCHE “Libéralisme, abêtissement grégaire”
VOLTAIRE À chacun son souffre-douleur”
L’ABBÉ DE CHOISY “Heureux si j'avais toujours fait la belle...”
LOUISE MICHEL “Vive la république sociale!”
JEAN GENET “Je lui désirais une âme brutale et cruelle”
FRANTZ FANON “Il n’y a pas de monde blanc”
JULES MICHELET “Tuer l’animal... ce sanglant déluge”
SIMONE WEIL “Une docilité de bête de somme”
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L’ABBÉ DE CHOISY “Heureux si j'avais toujours fait la belle...”
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JEAN GENET “Je lui désirais une âme brutale et cruelle”
FRANTZ FANON “Il n’y a pas de monde blanc”
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