L’ANIMAL... MONDE IMMENSE DE RÊVES
ET DE DOULEUR MUETTES
L’ANIMAL... MONDE IMMENSE DE RÊVES
ET DE DOULEUR MUETTES
© Nick Brandt. Petrol Station with Elephant & Kids. 2018, “This Empty World”. Dans cette série d’images prises au pays Masaï, le photographe britannique Nick Brandt met en scène une faune traquée, en passe d’être engloutie par l’urbanisation, au milieu d’humains indifférents et résignés.
À la haine de la nature qu’eut le Moyen âge, s’est ajoutée l’âpreté mercantile, industrielle, armée de machines, qui tuent de loin, sans péril, en masse.
À la haine de la nature qu’eut le Moyen âge, s’est ajoutée l’âpreté mercantile, industrielle, armée de machines, qui tuent de loin, sans péril, en masse.
Me trouvant sur la côte atlantique pour profiter d’une fin d’été radieuse, je reçois soudain un appel de mon amie Fanny: “Georges, tu es là, viens vite! Une baleine s’est échouée sur la plage, blessée à mort par un thonier dernier cri. On prépare une manif avec mes copines militantes en attendant l’arrivée du capitaine Watson. Viens vite, on t’attend!…”. Un quart d’heure plus tard, je suis sur place. Une foule hurlante entoure le corps énorme d’une baleine à l’agonie… Au milieu de ses amies Les Sirènes en colère, Fanny me fait signe. Je m’approche et découvre à ses côtés un vieillard d’un autre temps, serré dans sa redingote, le pouce dans la boutonnière, criant à l’unisson avec les militantes. “C’est mon ami Jules!” me lance Fanny. Je le dévisage… Non je ne rêve pas: “Jules Michelet! c’est bien vous?”, il me murmure: ”Chut!… Oui c’est moi…”. Et la conversation s’engage à voix basse.
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Georges Marbeck: Toujours et encore ce que vous appeliez déjà dans les années 1850 “la guerre aux races de la mer”…
Jules Michelet: On ne peut se représenter ce qu’est cette guerre… Il y a deux cents ou trois cents ans, lorsque les baleines abondaient, naviguaient par familles, lorsque des peuples d’amphibies couvraient tous les rivages, on faisait déjà des massacres immenses, des effusions de sang… On tuait en un jour des quinze ou vingt baleines, quinze cents éléphants marins! C'est-à-dire qu’on tuait pour tuer… Que voulait-on dans ce sanglant déluge? Rougir la terre? Souiller la mer? On voulait le plaisir des tyrans, des bourreaux, frapper, sévir, jouir de sa force et de sa fureur, savourer la douleur, la mort. Souvent on s’amusait à martyriser, désespérer, faire mourir lentement des animaux trop lourds, ou trop doux pour se revenger. Péron (1) vit un matelot qui s’acharnait ainsi sur la femelle d’un phoque. Elle pleurait comme une femme, gémissait et chaque fois qu’elle ouvrait sa bouche sanglante, il frappait d’un gros aviron et lui cassait les dents…
Georges Marbeck: Sauve qui peut la mer et ses créatures!
Jules Michelet: La mer, qui commença la vie sur ce globe, en serait encore la bienfaisante nourrice, si l’homme savait seulement respecté l’ordre qui y règne et s’abstenait de le troubler. Il ne doit pas oublier qu’elle a sa vie propre et sacrée, ses fonctions tout indépendantes, pour le salut de la planète… Les plus précieux éléments de l’animalité terrestre sont richement dans la mer, entiers et invariables, salubres, vivants, en dépôt pour refaire la vie… Heureux comme un poisson dans l’eau!...
Georges Marbeck: A midi, j’aurai peut-être envie d’une grillade de thon ou d’une brochette de Saint-Jacques. Depuis toujours, l’homme ne se régale-t-il pas de poissons?
Jules Michelet: Qu’il prélève une moisson raisonnable sur celles qui pullulent surabondamment, à la bonne heure! Qu’il vive sur les individus, mais qu’il conserve les espèces. Dans chacune il doit respecter le rôle que toutes elles jouent, de fonctionnaires de la nature… Pour les espèces précieuses qui sont près de disparaître, surtout pour la baleine, l’animal le plus grand, la vie la plus riche de toute la création, il faut la paix absolue… N’étant plus poursuivie, elle reviendra dans son climat naturel, la zone tempérée, elle y retrouvera son innocente vie de paître la prairie vivante… Replacée dans ses habitudes et dans son alimentation, elle refleurira, reprendra ses proportions gigantesques, nous reverrons des baleines de deux cents, trois cents pieds de long. Que des anciens rendez-vous d’amour soient sacrés… La paix pour la baleine franche, la paix pour le dugong, le morse, le lamantin, ces précieuses espèces, qui bientôt auront disparu.
Georges Marbeck: Chut… Mais la loi d’airain du marché n’en finit pas d’épuiser les ressources de la terre, de l’air et des mers.
Jules Michelet: À la haine de la nature qu’eut le moyen âge, s’est ajoutée l’âpreté mercantile, industrielle, armée de machines terribles, qui tuent de loin, tuent sans péril, tuent en masse. A chaque progrès dans l’art, progrès de barbarie féroce, progrès dans l’extermination…Il faut que les grandes nations s’entendent pour substituer à cet état sauvage un état de civilisation, où l’homme plus réfléchi ne gaspille plus ses biens, ne se nuise plus à lui-même... Les vieux règlements spéciaux des pêches riveraines ne peuvent plus servir à rien dans la navigation moderne. Il faut un code commun des nations, applicable à toutes les mers, un code qui régularise, non-seulement les rapports de l’homme à l’homme, mais ceux de l’homme aux animaux…Ces carnages sont une école détestable de férocité, qui déprave indignement l’homme. Les plus hideux instincts éclatent dans cette ivresse de bouchers. Honte de la nature!... Nous sommes forcés de tuer: nos dents, notre estomac, démontrent que c’est notre fatalité d’avoir besoin de la mort. Nous devons compenser cela en multipliant la vie.
Me trouvant sur la côte atlantique pour profiter d’une fin d’été radieuse, je reçois soudain un appel de mon amie Fanny: “Georges, tu es là, viens vite! Une baleine s’est échouée sur la plage, blessée à mort par un thonier dernier cri. On prépare une manif avec mes copines militantes en attendant l’arrivée du capitaine Watson. Viens vite, on t’attend!…”. Un quart d’heure plus tard, je suis sur place. Une foule hurlante entoure le corps énorme d’une baleine à l’agonie… Au milieu de ses amies Les Sirènes en colère, Fanny me fait signe. Je m’approche et découvre à ses côtés un vieillard d’un autre temps, serré dans sa redingote, le pouce dans la boutonnière, criant à l’unisson avec les militantes. “C’est mon ami Jules!” me lance Fanny. Je le dévisage… Non je ne rêve pas: “Jules Michelet! c’est bien vous!”, il me murmure: ”Chut!… Oui c’est moi…”. Et la conversation s’engage à voix basse.
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Georges Marbeck: Toujours et encore ce que vous appeliez déjà dans les années 1850 “la guerre aux races de la mer”…
Jules Michelet: On ne peut se représenter ce qu’est cette guerre… Il y a deux cents ou trois cents ans, lorsque les baleines abondaient, naviguaient par familles, lorsque des peuples d’amphibies couvraient tous les rivages, on faisait déjà des massacres immenses, des effusions de sang… On tuait en un jour des quinze ou vingt baleines, quinze cents éléphants marins! C'est-à-dire qu’on tuait pour tuer… Que voulait-on dans ce sanglant déluge? Rougir la terre? Souiller la mer? On voulait le plaisir des tyrans, des bourreaux, frapper, sévir, jouir de sa force et de sa fureur, savourer la douleur, la mort. Souvent on s’amusait à martyriser, désespérer, faire mourir lentement des animaux trop lourds, ou trop doux pour se revenger. Péron (1) vit un matelot qui s’acharnait ainsi sur la femelle d’un phoque. Elle pleurait comme une femme, gémissait et chaque fois qu’elle ouvrait sa bouche sanglante, il frappait d’un gros aviron et lui cassait les dents…
Georges Marbeck: Sauve qui peut la mer et ses créatures!
Jules Michelet: La mer, qui commença la vie sur ce globe, en serait encore la bienfaisante nourrice, si l’homme savait seulement respecté l’ordre qui y règne et s’abstenait de le troubler. Il ne doit pas oublier qu’elle a sa vie propre et sacrée, ses fonctions tout indépendantes, pour le salut de la planète… Les plus précieux éléments de l’animalité terrestre sont richement dans la mer, entiers et invariables, salubres, vivants, en dépôt pour refaire la vie… Heureux comme un poisson dans l’eau!...
Georges Marbeck: A midi, j’aurai peut-être envie d’une grillade de thon ou d’une brochette de Saint-Jacques. Depuis toujours, l’homme ne se régale-t-il pas de poissons?
Jules Michelet: Qu’il prélève une moisson raisonnable sur celles qui pullulent surabondamment, à la bonne heure! Qu’il vive sur les individus, mais qu’il conserve les espèces. Dans chacune il doit respecter le rôle que toutes elles jouent, de fonctionnaires de la nature… Pour les espèces précieuses qui sont près de disparaître, surtout pour la baleine, l’animal le plus grand, la vie la plus riche de toute la création, il faut la paix absolue… N’étant plus poursuivie, elle reviendra dans son climat naturel, la zone tempérée, elle y retrouvera son innocente vie de paître la prairie vivante… Replacée dans ses habitudes et dans son alimentation, elle refleurira, reprendra ses proportions gigantesques, nous reverrons des baleines de deux cents, trois cents pieds de long. Que des anciens rendez-vous d’amour soient sacrés… La paix pour la baleine franche, la paix pour le dugong, le morse, le lamantin, ces précieuses espèces, qui bientôt auront disparu.
Georges Marbeck: Chut… Mais la loi d’airain du marché n’en finit pas d’épuiser les ressources de la terre, de l’air et des mers.
Jules Michelet: À la haine de la nature qu’eut le moyen âge, s’est ajoutée l’âpreté mercantile, industrielle, armée de machines terribles, qui tuent de loin, tuent sans péril, tuent en masse. A chaque progrès dans l’art, progrès de barbarie féroce, progrès dans l’extermination…Il faut que les grandes nations s’entendent pour substituer à cet état sauvage un état de civilisation, où l’homme plus réfléchi ne gaspille plus ses biens, ne se nuise plus à lui-même... Les vieux règlements spéciaux des pêches riveraines ne peuvent plus servir à rien dans la navigation moderne. Il faut un code commun des nations, applicable à toutes les mers, un code qui régularise, non-seulement les rapports de l’homme à l’homme, mais ceux de l’homme aux animaux…Ces carnages sont une école détestable de férocité, qui déprave indignement l’homme. Les plus hideux instincts éclatent dans cette ivresse de bouchers. Honte de la nature!... Nous sommes forcés de tuer: nos dents, notre estomac, démontrent que c’est notre fatalité d’avoir besoin de la mort. Nous devons compenser cela en multipliant la vie.
La cité grecque et romaine eut le mépris de la nature… Les animaux périrent, aussi bien que les esclaves.
La cité grecque et romaine eut le mépris de la nature… Les animaux périrent, aussi bien que les esclaves.
La cité grecque et romaine eut le mépris de la nature…
Les animaux périrent, aussi bien que les esclaves.
Polar bear survival in Arctic. © Vladimir Melnik.
Au moment où nous parlons, un superbe vol de goélands arrive et mêle ses cris à l’effervescence générale.
Jules Michelet: Bienvenu sois-tu oiseau… Voudrais-tu chanter pour moi et, par ta puissance d’amour et de paix, harmoniser un cœur troublé de la cruelle histoire des hommes?
Georges Marbeck: Ce que vous dites des poissons, on peut le dire pareillement pour les oiseaux.
Jules Michelet: D’excellents observateurs nous apprennent que plusieurs espèces d’oiseaux auront bientôt disparu. Toute la nature proteste contre la barbarie de l’homme qui méconnaît, avilit, qui torture son frère inférieur… Les voyageurs qui les premiers ont abordé dans des pays nouveaux où l’homme n’était jamais venu rapportent unanimement que tous les animaux, mammifères, amphibies, oiseaux, ne fuyaient point, au contraire, venaient plutôt les regarder d’un air de curiosité bienveillante, à quoi ils répondaient à coup de fusil.
Georges Marbeck: Ce que l’on appelle les religions du livre ne se sont pas privées de promouvoir cette infériorisation de l’animal autant que de l’animalité qui nous constitue. Histoire de nous fabriquer une âme idéale totalement coupée du peuple de la nature. Qu’en pensez-vous?
Jules Michelet: Le christianisme… garda contre la nature un préjugé judaïque. La Judée… avait craint d’aimer trop cette sœur de l’homme…Elle la fuyait en la maudissant. Le christianisme, fidèle à ces craintes, tint la nature animale à une distance infinie de l’homme, et la ravala…Le froid allégorisme de l’agneau et de la colombe, ne relevèrent pas la bête… Le salut ne vint pas pour les plus petits, les plus humbles de la création. Le Dieu-Homme est mort pour l’homme, et non pas pour eux. N’ayant point part au salut, ils restent hors la loi chrétienne, comme païens, comme impurs et trop souvent suspects de connivence au mauvais principe. Le Christ, dans l’Evangile, n’a-t-il pas permis aux démons de s’emparer des pourceaux?
Georges Marbeck: L’animal serait notre part maudite qui nous conduit tout droit aux portes de l’enfer.
Jules Michelet: Tristes peuples du livre, de grammaire et de mots, de subtilité vaines, qu’avez-vous fait de la nature?... Les “velus“, nom sinistre que les Hébreux donnent aux animaux sont des diables muets…Ainsi commença ici-bas ce phénomène étrange: la haine de la création… Le verbe seul régna… Les philosophes qui, pour l’orgueil et la sécheresse continuèrent les théologiens, décidèrent que l’animal n’avait pas d’âme.
Georges Marbeck: Les cancres! Ils ne se sont même pas aperçu que les mots âme et animal avaient la même racine. Du latin anima: le souffle du vivant.
Jules Michelet: L’animalité est partout. Elle emplit tout et peuple tout…La vie s’allume et s’aimante à la vie, s’éteint par l’isolement. Plus elle se mêle aux vies différentes d’elle-même, plus elle devient solidaire des autres existences et plus elle existe avec force, bonheur, fécondité.
Georges Marbeck: D’ailleurs ce culte de l’animalité existe en Inde depuis des millénaires.
Jules Michelet: L’Inde, plus voisine que nous de la création, a mieux gardé la tradition de la fraternité universelle. Elle l’a inscrite au début et à la fin de ses deux grands poèmes sacrés, le Râmayana, et le Mahabharata… Tandis que dans notre Occident les plus secs et les plus stériles font les fiers devant la nature… La foi n’a pas fait le cœur, mais le cœur fait la foi… Tant de guerres, tant de désastres et de servitudes, n’ont pu tarir la mamelle de la vache sacrée. Un fleuve de lait coule toujours pour cette terre bénie… bénie de sa propre bonté, de ses doux ménagements pour la créature inférieure… Le monde de l’orgueil, la cité grecque et romaine, eut le mépris de la nature… Tout ce qui semblait bas, ignoble, disparut des yeux: les animaux périrent, aussi bien que les esclaves.
Georges Marbeck: Vous évoquez l’esclavage, les exemples ne manquent pas dans l’Histoire de peuples, de races, de groupes qui en ont traité d’autres de sauvages, de barbares, de sous-hommes et ne se sont pas privés, le cas échéant, de les utiliser comme bêtes de somme.
Jules Michelet: Les chercheurs d’or ont commencé, ne voulant qu’or, rien de plus, brisant l’homme. Christophe Colomb, le meilleur de tous, dans son propre journal, montre cela avec une naïveté terrible qui, d’avance, fait frémir… Dès qu’il touche Haïti: “Où est l’or? et qui a de l’or?” ce sont ses premiers mots. Les naturels en souriaient, étaient étonnés de cette faim d’or. Ils lui promettaient d’en chercher… La vue de ce jeune monde désarmé, ces pauvres corps tout nus d’enfants, de femmes innocentes et charmantes, tout cela ne lui inspire qu’une pensée tristement mercantile, c’est qu’on pourrait les faire esclaves. Il ne veut pas pourtant qu’on les enlève: “car ils appartiennent au roi et à la reine.” Mais il dit ces sombres paroles, bien significatives: “ils sont craintifs et faits pour obéir. Ils feront tous les travaux qu’on leur commandera. Mille d’entre eux fuient devant trois des nôtres. Si vos Altesses m’ordonnaient de les emmener ou de les asservir ici, rien ne s’y opposerait… il suffirait de cinquante hommes.”…
Douze ans après, les six septièmes de la population ont disparu et Herrera ajoute qu’en vingt-cinq ans elle tomba d’un million d’âmes à quatorze mille… Le mineur, le planteur exterminèrent un monde, le repeuplant sans cesse aux dépens du sang noir. L’Europe? Son impuissance coloniale a éclaté partout… Les conquérants, les missionnaires, les marchands ont massacré, épuisé, abruti et vérolé les populations, ils ont produit le désert… Si l’homme a ainsi traité l’homme, il n’a pas été plus clément ni meilleur pour les animaux. Des espèces les plus douces, il a fait d’horribles carnages, les a ensauvagées et barbarisées pour toujours…
Georges Marbeck: si je vous comprends bien comme on traite les animaux on traite les hommes;
Jules Michelet: Christophe Colomb, le meilleur de tous, dans son propre journal, montre cela avec une naïveté terrible qui, d’avance, fait frémir… Dès qu’il touche Haïti: “Où est l’or et qui a de l’or?” ce sont ses premiers mots. Les naturels en souriaient, étaient étonnés de cette faim d’or. Ils lui promettaient d’en chercher… La vue de ce jeune monde désarmé, ces pauvres corps tout nus d’enfants, de femmes innocentes et charmantes, tout cela ne lui inspire qu’une pensée tristement mercantile, c’est qu’on pourrait les faire esclaves. Il ne veut pas pourtant qu’on les enlève: “car ils appartiennent au roi et à la reine”. Mais il dit ces sombres paroles, bien significatives: “ils sont craintifs et faits pour obéir. Ils feront tous les travaux qu’on leur commandera. Mille d’entre eux fuient devant trois des nôtres. Si vos Altesses m’ordonnaient de les emmener ou de les asservir ici, rien ne s’y opposerait… il suffirait de cinquante hommes.”… Douze ans après, les six septièmes de la population ont disparu et Herrera(2) ajoute qu’en vingt-cinq ans elle tomba d’un million d’âmes à quatorze mille… Le mineur, le planteur exterminèrent un monde, le repeuplant sans cesse aux dépens du sang noir. Les conquérants, les missionnaires, les marchands ont massacré, épuisé, abruti et vérolé les populations, ils ont produit le désert… L’homme, n’a pas été plus clément pour les animaux. Des espèces les plus douces, il a fait d’horribles carnages, les a ensauvagées et barbarisées pour toujours… L’animal… monde immense de rêves et de douleurs muettes…
Georges Marbeck: Oui! Oui! Mais revenons en mer. Nous avons bien une parenté avec la baleine. Tous nos plus lointains ancêtres animaux vivant sur la terre viennent eux aussi de la mer. Alors respectons notre arrière-arrière cousine: la baleine.
Jules Michelet: S’il était dans le monde un être qu’on dût ménager, c’était la baleine Franche, admirable trésor où la nature a entassé tant de richesses. Etre, de plus, inoffensif, qui ne fait la guerre à personne et ne se nourrit point des espèces qui nous alimentent. Sauf sa queue redoutable, elle n’a nulle arme, nulle défense. Et elle a tant d’ennemis! Tout le monde est hardi contre elle. Nombre d’espèces s’établissent sur elle et vivent d’elle, jusqu’à ronger sa langue. Le narval, armé de perçantes défenses, les lui enfonce dans la chair. Des dauphins sautent et la mordent. Et le requin, au vol d’un coup de scie, lui arrache un lambeau sanglant.
Georges Marbeck: On imagine mal qu’un animal marin aussi énorme puisse être victime d’autres espèces.
Jules Michelet: Deux êtres aveugles et féroces font lâchement la guerre aux femmelles pleines; c’est le cachalot, et c’est l’homme. L’horrible cachalot, où la tête est le tiers du corps, où tout est dents et machoires. De ses quarante-huit dents, la mord au ventre, lui mange son petit dans le corps. Hurlante de douleur, il la mange elle-même. L’homme la fait souffrir plus longtemps: il la saigne, lui fait coup sur coup de cruelles blessures. Lente à mourir, dans sa longue agonie, elle trésaille, elle a des retours terribles de force et de douleur. Elle est morte et sa queue, comme galvanisée, frémit d’un mouvement redoutable.
Ils vibrent ses pauvres bras, naguère chauds d’amour naturel; ils semblent vivre encore et chercher encore le petit…
Georges Marbeck: Ya-t-il longtemps que l’homme chasse la baleine?
Jules Michelet: On ne peut se représenter ce que fut cette guerre, il y a cent ans ou deux cent ans, lorsque des peuples d’amphibies couvraient tous les rivages. On faisait des massacres immenses, des effusions de sang, telles qu’on ne vit jamais dans les plus grandes batailles. On tuait en un jour des quinze ou vingt baleines et quinze cents éléphants marins! C’est-à-dire qu’on tuait pour tuer. Car comment profiter de ces abatis de colosse dont un seul a tant d’huile et tant de sang? Que voulait-on dans ce sanglant déluge? Rougir la Terre? Souiller la mer?... La mer qui commence la vie sur ce globe en serait encore la bienfaisante nourrice, si l’homme savait seulement respecter l’ordre qui y règne et s’abstenait de la troubler… Il ne doit pas oublier qu’elle a sa vie propre et sacrée, ses fonctions tout indépendantes, pour le salut de la planète… Les plus précieux éléments de l’animalité terreste sont richement dans la mer, entiers et invariables en dépôt pour refaire la vie.
Georges Marbeck: Oui, la mer est bien la mère de tous les vivants, du protozoaire à l’éléphant, en passant par la sirène, la libellule et nous, en attendant la suite d’ici à quelques milliards d’années.
Jules Michelet: Il faut un code commun des nations applicable à toutes les mers, un code qui régularise, non seulement les rapports de l’homme à l’homme, mais ceux de l’homme aux animaux.
Comme si elles avaient entendu nos propos, Les Sirènes en colère reprennent leurs clameurs:
- Fi! Ni! le meurtre des baleines! Fi! Ni!...
En plein accord avec elles, Jules Michelet se lève, les applaudit et répète en chœur avec elles:
- Fi! Ni! le meurtre des baleines, Fi! Ni!...
À cet instant, une superbe libellule se pose sur l’épaule de mon amie Fanny. Jules Michelet, le visage ébloui, approche son doigt de l’insecte…
Jules Michelet: La brillante amazone, la svelte guerrière ailée qu’on appelle demoiselle libellula.
1. François Péron (1775-1810), navigateur, auteur du Voyage aux Terres australes.
2. Antonio de Herrera (1559-1625), historien espagnol, auteur de l’Histoire générale des gestes des castillans aux îles et terre ferme de la mer océane (1601).
Au moment où nous parlons, un superbe vol de goélands arrive et mêle ses cris à l’effervescence générale.
Jules Michelet: Bienvenu sois-tu oiseau… Voudrais-tu chanter pour moi et, par ta puissance d’amour et de paix, harmoniser un cœur troublé de la cruelle histoire des hommes?
Georges Marbeck: Ce que vous dites des poissons, on peut le dire pareillement pour les oiseaux.
Jules Michelet: D’excellents observateurs nous apprennent que plusieurs espèces d’oiseaux auront bientôt disparu. Toute la nature proteste contre la barbarie de l’homme qui méconnaît, avilit, qui torture son frère inférieur… Les voyageurs qui les premiers ont abordé dans des pays nouveaux où l’homme n’était jamais venu rapportent unanimement que tous les animaux, mammifères, amphibies, oiseaux, ne fuyaient point, au contraire, venaient plutôt les regarder d’un air de curiosité bienveillante, à quoi ils répondaient à coup de fusil.
Georges Marbeck: Ce que l’on appelle les religions du livre ne se sont pas privées de promouvoir cette infériorisation de l’animal autant que de l’animalité qui nous constitue. Histoire de nous fabriquer une âme idéale totalement coupée du peuple de la nature. Qu’en pensez-vous?
Jules Michelet: Le christianisme… garda contre la nature un préjugé judaïque. La Judée… avait craint d’aimer trop cette sœur de l’homme…Elle la fuyait en la maudissant. Le christianisme, fidèle à ces craintes, tint la nature animale à une distance infinie de l’homme, et la ravala…Le froid allégorisme de l’agneau et de la colombe, ne relevèrent pas la bête… Le salut ne vint pas pour les plus petits, les plus humbles de la création. Le Dieu-Homme est mort pour l’homme, et non pas pour eux. N’ayant point part au salut, ils restent hors la loi chrétienne, comme païens, comme impurs et trop souvent suspects de connivence au mauvais principe. Le Christ, dans l’Evangile, n’a-t-il pas permis aux démons de s’emparer des pourceaux?
Georges Marbeck: L’animal serait notre part maudite qui nous conduit tout droit aux portes de l’enfer.
Jules Michelet: Tristes peuples du livre, de grammaire et de mots, de subtilité vaines, qu’avez-vous fait de la nature?... Les “velus“, nom sinistre que les Hébreux donnent aux animaux sont des diables muets…Ainsi commença ici-bas ce phénomène étrange: la haine de la création… Le verbe seul régna… Les philosophes qui, pour l’orgueil et la sécheresse continuèrent les théologiens, décidèrent que l’animal n’avait pas d’âme.
Georges Marbeck: Les cancres! Ils ne se sont même pas aperçu que les mots âme et animal avaient la même racine. Du latin anima: le souffle du vivant.
Jules Michelet: L’animalité est partout. Elle emplit tout et peuple tout…La vie s’allume et s’aimante à la vie, s’éteint par l’isolement. Plus elle se mêle aux vies différentes d’elle-même, plus elle devient solidaire des autres existences et plus elle existe avec force, bonheur, fécondité.
Georges Marbeck: D’ailleurs ce culte de l’animalité existe en Inde depuis des millénaires.
Jules Michelet: L’Inde, plus voisine que nous de la création, a mieux gardé la tradition de la fraternité universelle. Elle l’a inscrite au début et à la fin de ses deux grands poèmes sacrés, le Râmayana, et le Mahabharata… Tandis que dans notre Occident les plus secs et les plus stériles font les fiers devant la nature… La foi n’a pas fait le cœur, mais le cœur fait la foi… Tant de guerres, tant de désastres et de servitudes, n’ont pu tarir la mamelle de la vache sacrée. Un fleuve de lait coule toujours pour cette terre bénie… bénie de sa propre bonté, de ses doux ménagements pour la créature inférieure… Le monde de l’orgueil, la cité grecque et romaine, eut le mépris de la nature… Tout ce qui semblait bas, ignoble, disparut des yeux: les animaux périrent, aussi bien que les esclaves.
Georges Marbeck: Vous évoquez l’esclavage, les exemples ne manquent pas dans l’Histoire de peuples, de races, de groupes qui en ont traité d’autres de sauvages, de barbares, de sous-hommes et ne se sont pas privés, le cas échéant, de les utiliser comme bêtes de somme.
Jules Michelet: Les chercheurs d’or ont commencé, ne voulant qu’or, rien de plus, brisant l’homme. Christophe Colomb, le meilleur de tous, dans son propre journal, montre cela avec une naïveté terrible qui, d’avance, fait frémir… Dès qu’il touche Haïti: “Où est l’or? et qui a de l’or?” ce sont ses premiers mots. Les naturels en souriaient, étaient étonnés de cette faim d’or. Ils lui promettaient d’en chercher… La vue de ce jeune monde désarmé, ces pauvres corps tout nus d’enfants, de femmes innocentes et charmantes, tout cela ne lui inspire qu’une pensée tristement mercantile, c’est qu’on pourrait les faire esclaves. Il ne veut pas pourtant qu’on les enlève: “car ils appartiennent au roi et à la reine.” Mais il dit ces sombres paroles, bien significatives: “ils sont craintifs et faits pour obéir. Ils feront tous les travaux qu’on leur commandera. Mille d’entre eux fuient devant trois des nôtres. Si vos Altesses m’ordonnaient de les emmener ou de les asservir ici, rien ne s’y opposerait… il suffirait de cinquante hommes.”…
Douze ans après, les six septièmes de la population ont disparu et Herrera ajoute qu’en vingt-cinq ans elle tomba d’un million d’âmes à quatorze mille… Le mineur, le planteur exterminèrent un monde, le repeuplant sans cesse aux dépens du sang noir. L’Europe? Son impuissance coloniale a éclaté partout… Les conquérants, les missionnaires, les marchands ont massacré, épuisé, abruti et vérolé les populations, ils ont produit le désert… Si l’homme a ainsi traité l’homme, il n’a pas été plus clément ni meilleur pour les animaux. Des espèces les plus douces, il a fait d’horribles carnages, les a ensauvagées et barbarisées pour toujours…
Georges Marbeck: si je vous comprends bien comme on traite les animaux on traite les hommes;
Jules Michelet: Christophe Colomb, le meilleur de tous, dans son propre journal, montre cela avec une naïveté terrible qui, d’avance, fait frémir… Dès qu’il touche Haïti: “Où est l’or et qui a de l’or?” ce sont ses premiers mots. Les naturels en souriaient, étaient étonnés de cette faim d’or. Ils lui promettaient d’en chercher… La vue de ce jeune monde désarmé, ces pauvres corps tout nus d’enfants, de femmes innocentes et charmantes, tout cela ne lui inspire qu’une pensée tristement mercantile, c’est qu’on pourrait les faire esclaves. Il ne veut pas pourtant qu’on les enlève: “car ils appartiennent au roi et à la reine”. Mais il dit ces sombres paroles, bien significatives: “ils sont craintifs et faits pour obéir. Ils feront tous les travaux qu’on leur commandera. Mille d’entre eux fuient devant trois des nôtres. Si vos Altesses m’ordonnaient de les emmener ou de les asservir ici, rien ne s’y opposerait… il suffirait de cinquante hommes.”… Douze ans après, les six septièmes de la population ont disparu et Herrera(2) ajoute qu’en vingt-cinq ans elle tomba d’un million d’âmes à quatorze mille… Le mineur, le planteur exterminèrent un monde, le repeuplant sans cesse aux dépens du sang noir. Les conquérants, les missionnaires, les marchands ont massacré, épuisé, abruti et vérolé les populations, ils ont produit le désert… L’homme, n’a pas été plus clément pour les animaux. Des espèces les plus douces, il a fait d’horribles carnages, les a ensauvagées et barbarisées pour toujours… L’animal… monde immense de rêves et de douleurs muettes…
Georges Marbeck: Oui! Oui! Mais revenons en mer. Nous avons bien une parenté avec la baleine. Tous nos plus lointains ancêtres animaux vivant sur la terre viennent eux aussi de la mer. Alors respectons notre arrière-arrière cousine: la baleine.
Jules Michelet: S’il était dans le monde un être qu’on dût ménager, c’était la baleine Franche, admirable trésor où la nature a entassé tant de richesses. Etre, de plus, inoffensif, qui ne fait la guerre à personne et ne se nourrit point des espèces qui nous alimentent. Sauf sa queue redoutable, elle n’a nulle arme, nulle défense. Et elle a tant d’ennemis! Tout le monde est hardi contre elle. Nombre d’espèces s’établissent sur elle et vivent d’elle, jusqu’à ronger sa langue. Le narval, armé de perçantes défenses, les lui enfonce dans la chair. Des dauphins sautent et la mordent. Et le requin, au vol d’un coup de scie, lui arrache un lambeau sanglant.
Georges Marbeck: On imagine mal qu’un animal marin aussi énorme puisse être victime d’autres espèces.
Jules Michelet: Deux êtres aveugles et féroces font lâchement la guerre aux femmelles pleines; c’est le cachalot, et c’est l’homme. L’horrible cachalot, où la tête est le tiers du corps, où tout est dents et machoires. De ses quarante-huit dents, la mord au ventre, lui mange son petit dans le corps. Hurlante de douleur, il la mange elle-même. L’homme la fait souffrir plus longtemps: il la saigne, lui fait coup sur coup de cruelles blessures. Lente à mourir, dans sa longue agonie, elle trésaille, elle a des retours terribles de force et de douleur. Elle est morte et sa queue, comme galvanisée, frémit d’un mouvement redoutable.
Ils vibrent ses pauvres bras, naguère chauds d’amour naturel; ils semblent vivre encore et chercher encore le petit…
Georges Marbeck: Ya-t-il longtemps que l’homme chasse la baleine?
Jules Michelet: On ne peut se représenter ce que fut cette guerre, il y a cent ans ou deux cent ans, lorsque des peuples d’amphibies couvraient tous les rivages. On faisait des massacres immenses, des effusions de sang, telles qu’on ne vit jamais dans les plus grandes batailles. On tuait en un jour des quinze ou vingt baleines et quinze cents éléphants marins! C’est-à-dire qu’on tuait pour tuer. Car comment profiter de ces abatis de colosse dont un seul a tant d’huile et tant de sang? Que voulait-on dans ce sanglant déluge? Rougir la Terre? Souiller la mer?... La mer qui commence la vie sur ce globe en serait encore la bienfaisante nourrice, si l’homme savait seulement respecter l’ordre qui y règne et s’abstenait de la troubler… Il ne doit pas oublier qu’elle a sa vie propre et sacrée, ses fonctions tout indépendantes, pour le salut de la planète… Les plus précieux éléments de l’animalité terreste sont richement dans la mer, entiers et invariables en dépôt pour refaire la vie.
Georges Marbeck: Oui, la mer est bien la mère de tous les vivants, du protozoaire à l’éléphant, en passant par la sirène, la libellule et nous, en attendant la suite d’ici à quelques milliards d’années.
Jules Michelet: Il faut un code commun des nations applicable à toutes les mers, un code qui régularise, non seulement les rapports de l’homme à l’homme, mais ceux de l’homme aux animaux.
Comme si elles avaient entendu nos propos, Les Sirènes en colère reprennent leurs clameurs:
- Fi! Ni! le meurtre des baleines! Fi! Ni!...
En plein accord avec elles, Jules Michelet se lève, les applaudit et répète en chœur avec elles:
- Fi! Ni! le meurtre des baleines, Fi! Ni!...
À cet instant, une superbe libellule se pose sur l’épaule de mon amie Fanny. Jules Michelet, le visage ébloui, approche son doigt de l’insecte…
Jules Michelet: La brillante amazone, la svelte guerrière ailée qu’on appelle demoiselle libellula.
1. François Péron (1775-1810), navigateur, auteur du Voyage aux Terres australes.
2. Antonio de Herrera (1559-1625), historien espagnol, auteur de l’Histoire générale des gestes des castillans aux îles et terre ferme de la mer océane (1601).
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*Les propos de Jules Michelet dans cet entretien sont la reprise mot pour mot de passages extraits de ses œuvres.
Georges Marbeck a collaboré à la revue Recherches avec Michel Foucault et Gilles Deleuze. Il est l’auteur de Hautefaye, l’année terrible (Robert Laffont). Il a aussi publié L’Orgie, voie du sacré, fait du prince, instinct de fête, ouvrage de référence.
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