“JE LUI DÉSIRAIT UNE ÂME
BRUTALE ET CRUELLE”
Un entretien exclusif avec Jean Genet,
le jour de ses cent ans*.
“JE LUI DÉSIRAIT
UNE ÂME BRUTALE ET CRUELLE”
Un entretien exclusif avec Jean Genet, le jour de ses cent ans*.
“Policiers et criminels sont l’émanation la plus virile de ce monde”.
“Policiers et criminels sont l’émanation la plus virile de ce monde”.
De passage à Marseille, ce dimanche 19 décembre 2010, au hasard d’une promenade sur les hauteurs de la ville, le claquement d’une succession de coups de feu me tire de mes rêveries. J’aperçois dans le lointain des cars de police rangés au bord d’un terrain vague. Renseignements pris, j’apprends qu’il s’agit d’un exercice d’entraînement. D’un côté des policiers en tenue de combat, de l’autre des policiers cagoulés, déguisés en “racailles” de quartier. Je m’avance jusqu’à un terre-plein surplombant le terrain de jeu. Et là, mon attention est attirée par un homme d’un grand âge assis au pied d’un arbre, visiblement captivé par ce spectacle. Vu de plus près, son profil au crâne chauve et haut du nez enfoncé, me rappelle quelqu’un. L’homme se tourne vers moi. Aucune hésitation, c’est lui et bien lui, l’auteur du Journal du voleur, Pompes funèbres, Haute surveillance… Il me salue, je le salue et murmure discrètement son nom: Jean Genet?…
Il acquiesce d’un haussement de sourcils et me fait comprendre d’une levée de menton qu’il est tout entier absorbé par la performance des gardiens de la paix. Deux coups de flash-ball viennent de claquer et sur le terrain un groupe de policiers plaque au sol un jeune collègue déguisé en malfrat. Le gaillard se débat. Ses copains en uniforme l’empoignent à bras le corps, le fouillent de bas en haut, lui passent les menottes, lui ficellent les chevilles et l’embarquent dans le fourgon garé non loin de là. Des rires fusent accompagnés d’applaudissements. Jean Genet me regarde l’air réjoui. La conversation s’engage.
____
Georges Marbeck: Hé oui, vous ne vous êtes pas privé, tout au long de votre carrière de mauvais garçon de jouer pour de vrai au gendarme et au voleur. Ici même, à Marseille, si mes souvenirs sont exacts, vous vous êtes follement entiché d’un certain Bernardini que vous appeliez Bernard, policier de son état, tout en poursuivant votre “métier de voleur, dépouillant la nuit le pédé qui vous avait choisi” et fourgant le butin aux putains du quartier. Tout un art de vivre pour le moins baroque…
Jean Genet: Avec la honte mêlée à ma délectation, je me découvris siège et confusion des contraires. Ni le voyou ni le flic, je ne les parai de ces vertus chevaleresques qu’on accorde aux héros. L’un ne fut jamais l’ombre de l’autre mais l’un comme l’autre me paraissant hors de la société, rejetés par elle et maudits, peut-être les voulais-je confondre afin de préciser encore la confusion où les mêle le commun lorsqu’il dit: “c’est pas parmi les enfants de chœur qu’on recrute la police”… Quand j’avais vingt-deux ans, Bernard en avait trente… Nous étions dans un bar de la rue Thubaneau. Un jeune Arabe me le désigna.
– C’est un maquereau fini, dit-il. Il a toujours des belles filles.
Celle qui était avec lui me parut jolie. Peut-être eût-il passé inaperçu si l’on m’eût dit que c’était un flic. Les polices des différents pays d’Europe me causaient la peur qu’elles inspirent à tout voleur, la française m’émouvait encore par une sorte d’effroi ayant son origine plutôt dans le sentiment de ma native et irrévocable culpabilité que par le danger où me plaçaient les fautes accidentelles.
Georges Marbeck: En l’occurrence c’était la fusion du flic et du mac, qui plus est sous les traits d’un beau mec, qui vous faisait monter le feu aux joues et dans la verge.
Jean Genet: Policiers et criminels sont l’émanation la plus virile de ce monde… Bernardini était sur terre, visible à mes yeux, la manifestation, peut-être brève, d’une organisation démoniaque aussi écœurante que les rites funèbres, les ornements funéraires, aussi prestigieuse cependant que la gloire royale. Sachant là, dans cette peau, dans cette chair une parcelle de ce que je n’eusse jamais espéré pour la mienne, frémissant, je le regardai. Comme autrefois Rudolph Valentino il portait ses cheveux noirs plaqués, lustrés, séparés sur le côté gauche par une raie droite et blanche. Il était fort. Son visage me parut rugueux, un peu granitique et je lui désirai une âme brutale et cruelle… Peu à peu je comprenais sa beauté. Je crois même que je la créais, décidant qu’elle serait ce visage et ce corps, à partir de l’idée de police qu’ils devraient signifier : une puissance sacrée agissant directement sur mon âme, me troublant… Habilement je m’arrangeai pour le suivre, le rencontrer de loin les jours suivants. J’organisai une filature subtile. Sans qu’il s’en doutât il appartint à ma vie. Enfin je quittai Marseille. En secret je conservai de lui un souvenir à la fois douloureux et tendre.
Georges Marbeck: Puis vous êtes revenu, c’était plus fort que vous, sur les lieux du crime non consommé.
Jean Genet: Deux ans plus tard je fus arrêté à la gare Saint-Charles. Les inspecteurs me brutalisèrent, espérant me faire avouer. La porte du commissariat s’ouvrit et stupéfait je vis paraître Bernardini. Je craignais qu’il n’ajoutât ses coups à ceux de ses collègues, il les fit cesser. Jamais il ne m’avait remarqué quand je le suivais amoureusement. Mon visage, l’eût-il entrevu deux ou trois fois, après deux ans il l’eût oublié. Ce n’est pas la sympathie ni la bonté qui lui commandèrent de m’épargner. Comme les autres c’était une vache. Je ne puis expliquer pourquoi, il me protégea. Mais quand je fus relâché, deux jours après je m’arrangeai pour le voir. Je le remerciai.
– Vous, au moins vous avez été chic.
– Oh, c’est normal. C’est pas la peine d’abrutir les gars.
– Vous prenez un verre avec moi.
Il accepta. Le lendemain je le rencontrai encore. Ce fut lui qui m’invita. Nous étions les seuls clients du bar… La gorge serrée, craignant qu’il ne se fâchât, je fis l’aveu de mon amour et de mes ruses pour le suivre. Il sourit… J’étais debout à côté de lui et je lui disais mon amour avec un peu de clownerie car je craignais encore que la gravité de cet aveu ne lui rappelât la gravité de ses fonctions. En souriant, d’un air un peu crapule, je dis:
– Qu’est ce que vous voulez, moi, j’aime les beaux gars…
Il me regarda avec indulgence. Sa virilité le protégeant, empêchait la cruauté.
– Et si je t’avais tabassé, l’autre jour?
– Franchement, ça m’aurait fait de la peine.
Mais je me retins d’en dire davantage… Cependant il ne savait pas qu’auprès de lui, devant ce comptoir, écrasé par sa carrure et son assurance, ce qui m’émouvait le plus c’était la présence invisible de sa plaque d’inspecteur. Cet objet de métal avait pour moi la puissance d’un briquet dans les doigts d’un ouvrier, d’une boucle de ceinturon, d’un cran d’arrêt, d’un calibre, où s’amasse violemment la vertu des mâles. Seul avec lui, dans un coin d’ombre, j’eusse peut-être l’audace de frôler l’étoffe, de glisser la main sous le revers du veston où d’habitude les flics portent l’insigne. Sa virilité avait son siège dans cette plaque autant que dans son sexe… Un soir, alors que nous longions les quais de la Joliette, la solitude où nous nous trouvâmes me donna soudain une audace extrême. J’eus la lucidité de remarquer que lui-même ralentissait le pas, alors que je me rapprochais de lui. D’une main tremblante je lui touchai maladroitement la cuisse, puis ne sachant comment poursuivre j’employai machinalement la formule qui me servait à aborder les pédés timides:
– Il est quelle heure? dis-je.
– Hein? Regarde, je marque midi.
Il rit… Je le revis souvent. Dans ma rue je marchais à côté de lui, calquant mon pas sur le sien. Si c’était en plein jour je m’arrangeais pour qu’il projetât sur mon corps son ombre. Ce simple jeu me comblait.
Georges Marbeck: Pour un peu vous vous seriez vu dans la peau d’un flic.
Jean Genet: Je continuais mon métier de voleur, dépouillant la nuit le pédé qui m’avait choisi. Les putains m’achetaient les objets volés. J’étais le même. Peut-être usais-je un peu trop de chaque occasion pour sortir et mettre sous les yeux des flics la carte d’identité toute neuve qu’il avait timbrée lui-même, d’un cachet de la préfecture. Bernard connaissait ma vie, qu’il ne me reprocha jamais… Dans son âme je découvrais heureusement l’inverse des loyales, des rigoureuses qualités qu’on prête aux flics de cinéma. C’était un salaud. Avec tous ses défauts, quelle merveilleuse connaissance du cœur il eût pu avoir, et quelle bonté s’il fût devenu intelligent!… Je l’imaginais poursuivant un criminel dangereux, en pleine course l’attrapant, comme certains rugbymen l’adversaire qui tient le ballon, se jettent sur lui, l’étreignent à la ceinture, et par lui sont traînés, leur tête plaquée sur une cuisse ou sur la braguette ennemies. Le voleur tiendrait son trésor, il le protégerait, il se débattrait un peu, puis les deux hommes, ne pouvant ignorer qu’ils ont le même corps solide prêt à toutes les audaces, et la même âme, échangeraient un sourire amical. Imposant à ce bref drame une suite, c’est le bandit que je livrais au policier…
Georges Marbeck: Drôle de rêve pour le voyou que vous étiez…
Jean Genet: Je respectais la police. Elle peut tuer. Non à distance et par procuration mais de sa main. Ses meurtres, s’ils sont ordonnés, n’en relèvent pas moins d’une volonté particulière, individuelle, impliquant, avec sa décision, la responsabilité du meurtrier. Au policier on enseigne à tuer. J’aime ces machines sinistres mais souriantes destinées à l’acte le plus difficile: le meurtre… Toutefois ce n’est pas dans leur fonction héroïque que je chérissais les policiers: la poursuite périlleuse des criminels, le sacrifice de soi, quelque attitude qui les rend populaires; mais dans leurs bureaux, consultant les fiches et les dossiers. Aux murs, les bulletins de recherches affichés, les photos et les signalements d’assassins en fuite, le contenu des sommiers, les objets sous scellés créent une atmosphère de sourde rancœur, de crapuleuse infamie, que j’aime savoir inspirée par ces costauds qu’elle corrompt, dont elle corrode méchamment l’esprit. C’est à cette police – notez que j’en exige encore des représentants très beaux – qu’allait ma dévotion…
Georges Marbeck: On est en plein roman!
Jean Genet: Chacun de mes amants suscite un roman noir. C’est donc l’élaboration d’un cérémonial érotique, d’une pariade parfois très longue, ces aventures nocturnes et dangereuses où par des sombres héros je me laisse entraîner. Sans doute j’eusse pu aimer un homme, à Bernard égal en charmes, mais, ayant à le choisir, plutôt que voyou je l’eusse préféré flic.
Georges Marbeck: En fait tous ces exercices de haute voltige érotique de malfrat à poulet n’étaient qu’une manière d’initiation à votre carrière d’auteur d’œuvres au noir.
Jean Genet: Créer n’est pas un jeu quelque peu frivole. Le créateur s’est engagé dans une aventure effrayante qui est d’assumer soi-même jusqu’au bout les périls risqués par ses créatures. On ne peut supposer une création n’ayant l’amour à l’origine… La tragédie est un moment joyeux.
Georges Marbeck: Je pense à votre écrit intitulé Le Funambule avec l’enfant criminel. Et aussi à votre film Un chant d’amour où l’on voit deux détenus enfermés dans des cellules voisines s’exprimer leur commune passion à travers les fissures de la cloison sous l’œil excité d’un maton qui les mate par le trou des serrures, son revolver au poing, qu’il finit par aller fourrer dans la bouche de l’un des deux amants prisonniers, l’obligeant à simuler une fellation. Saisissante allégorie des liaisons scabreuses police-délinquance dont vous avez été l’arpenteur forcené…
À ce moment des tirs de Taser claquent. Sur le terrain, l’exercice d’entraînement a repris. Des acteurs policiers, couverts de leur barda, étreignent violemment un jeune acteur délinquant et l’embarquent… D’une tape sur la cuisse, Jean Genet me fait comprendre qu’il veut continuer à suivre le spectacle. Notre entretien s’arrêtera là.
De passage à Marseille, ce dimanche 19 décembre 2010, au hasard d’une promenade sur les hauteurs de la ville, le claquement d’une succession de coups de feu me tire de mes rêveries. J’aperçois dans le lointain des cars de police rangés au bord d’un terrain vague. Renseignements pris, j’apprends qu’il s’agit d’un exercice d’entraînement. D’un côté des policiers en tenue de combat, de l’autre des policiers cagoulés, déguisés en “racailles” de quartier. Je m’avance jusqu’à un terre-plein surplombant le terrain de jeu. Et là, mon attention est attirée par un homme d’un grand âge assis au pied d’un arbre, visiblement captivé par ce spectacle. Vu de plus près, son profil au crâne chauve et haut du nez enfoncé, me rappelle quelqu’un. L’homme se tourne vers moi. Aucune hésitation, c’est lui et bien lui, l’auteur du Journal du voleur, Pompes funèbres, Haute surveillance… Il me salue, je le salue et murmure discrètement son nom: Jean Genet?…
Il acquiesce d’un haussement de sourcils et me fait comprendre d’une levée de menton qu’il est tout entier absorbé par la performance des gardiens de la paix. Deux coups de flash-ball viennent de claquer et sur le terrain un groupe de policiers plaque au sol un jeune collègue déguisé en malfrat. Le gaillard se débat. Ses copains en uniforme l’empoignent à bras le corps, le fouillent de bas en haut, lui passent les menottes, lui ficellent les chevilles et l’embarquent dans le fourgon garé non loin de là. Des rires fusent accompagnés d’applaudissements. Jean Genet me regarde l’air réjoui. La conversation s’engage.
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Georges Marbeck: Hé oui, vous ne vous êtes pas privé, tout au long de votre carrière de mauvais garçon de jouer pour de vrai au gendarme et au voleur. Ici même, à Marseille, si mes souvenirs sont exacts, vous vous êtes follement entiché d’un certain Bernardini que vous appeliez Bernard, policier de son état, tout en poursuivant votre “métier de voleur, dépouillant la nuit le pédé qui vous avait choisi” et fourgant le butin aux putains du quartier. Tout un art de vivre pour le moins baroque…
Jean Genet: Avec la honte mêlée à ma délectation, je me découvris siège et confusion des contraires. Ni le voyou ni le flic, je ne les parai de ces vertus chevaleresques qu’on accorde aux héros. L’un ne fut jamais l’ombre de l’autre mais l’un comme l’autre me paraissant hors de la société, rejetés par elle et maudits, peut-être les voulais-je confondre afin de préciser encore la confusion où les mêle le commun lorsqu’il dit: “c’est pas parmi les enfants de chœur qu’on recrute la police”… Quand j’avais vingt-deux ans, Bernard en avait trente… Nous étions dans un bar de la rue Thubaneau. Un jeune Arabe me le désigna.
– C’est un maquereau fini, dit-il. Il a toujours des belles filles.
Celle qui était avec lui me parut jolie. Peut-être eût-il passé inaperçu si l’on m’eût dit que c’était un flic. Les polices des différents pays d’Europe me causaient la peur qu’elles inspirent à tout voleur, la française m’émouvait encore par une sorte d’effroi ayant son origine plutôt dans le sentiment de ma native et irrévocable culpabilité que par le danger où me plaçaient les fautes accidentelles.
Georges Marbeck: En l’occurrence c’était la fusion du flic et du mac, qui plus est sous les traits d’un beau mec, qui vous faisait monter le feu aux joues et dans la verge.
Jean Genet: Policiers et criminels sont l’émanation la plus virile de ce monde… Bernardini était sur terre, visible à mes yeux, la manifestation, peut-être brève, d’une organisation démoniaque aussi écœurante que les rites funèbres, les ornements funéraires, aussi prestigieuse cependant que la gloire royale. Sachant là, dans cette peau, dans cette chair une parcelle de ce que je n’eusse jamais espéré pour la mienne, frémissant, je le regardai. Comme autrefois Rudolph Valentino il portait ses cheveux noirs plaqués, lustrés, séparés sur le côté gauche par une raie droite et blanche. Il était fort. Son visage me parut rugueux, un peu granitique et je lui désirai une âme brutale et cruelle… Peu à peu je comprenais sa beauté. Je crois même que je la créais, décidant qu’elle serait ce visage et ce corps, à partir de l’idée de police qu’ils devraient signifier : une puissance sacrée agissant directement sur mon âme, me troublant… Habilement je m’arrangeai pour le suivre, le rencontrer de loin les jours suivants. J’organisai une filature subtile. Sans qu’il s’en doutât il appartint à ma vie. Enfin je quittai Marseille. En secret je conservai de lui un souvenir à la fois douloureux et tendre.
Georges Marbeck: Puis vous êtes revenu, c’était plus fort que vous, sur les lieux du crime non consommé.
Jean Genet: Deux ans plus tard je fus arrêté à la gare Saint-Charles. Les inspecteurs me brutalisèrent, espérant me faire avouer. La porte du commissariat s’ouvrit et stupéfait je vis paraître Bernardini. Je craignais qu’il n’ajoutât ses coups à ceux de ses collègues, il les fit cesser. Jamais il ne m’avait remarqué quand je le suivais amoureusement. Mon visage, l’eût-il entrevu deux ou trois fois, après deux ans il l’eût oublié. Ce n’est pas la sympathie ni la bonté qui lui commandèrent de m’épargner. Comme les autres c’était une vache. Je ne puis expliquer pourquoi, il me protégea. Mais quand je fus relâché, deux jours après je m’arrangeai pour le voir. Je le remerciai.
– Vous, au moins vous avez été chic.
– Oh, c’est normal. C’est pas la peine d’abrutir les gars.
– Vous prenez un verre avec moi.
Il accepta. Le lendemain je le rencontrai encore. Ce fut lui qui m’invita. Nous étions les seuls clients du bar… La gorge serrée, craignant qu’il ne se fâchât, je fis l’aveu de mon amour et de mes ruses pour le suivre. Il sourit… J’étais debout à côté de lui et je lui disais mon amour avec un peu de clownerie car je craignais encore que la gravité de cet aveu ne lui rappelât la gravité de ses fonctions. En souriant, d’un air un peu crapule, je dis:
– Qu’est ce que vous voulez, moi, j’aime les beaux gars…
Il me regarda avec indulgence. Sa virilité le protégeant, empêchait la cruauté.
– Et si je t’avais tabassé, l’autre jour?
– Franchement, ça m’aurait fait de la peine.
Mais je me retins d’en dire davantage… Cependant il ne savait pas qu’auprès de lui, devant ce comptoir, écrasé par sa carrure et son assurance, ce qui m’émouvait le plus c’était la présence invisible de sa plaque d’inspecteur. Cet objet de métal avait pour moi la puissance d’un briquet dans les doigts d’un ouvrier, d’une boucle de ceinturon, d’un cran d’arrêt, d’un calibre, où s’amasse violemment la vertu des mâles. Seul avec lui, dans un coin d’ombre, j’eusse peut-être l’audace de frôler l’étoffe, de glisser la main sous le revers du veston où d’habitude les flics portent l’insigne. Sa virilité avait son siège dans cette plaque autant que dans son sexe… Un soir, alors que nous longions les quais de la Joliette, la solitude où nous nous trouvâmes me donna soudain une audace extrême. J’eus la lucidité de remarquer que lui-même ralentissait le pas, alors que je me rapprochais de lui. D’une main tremblante je lui touchai maladroitement la cuisse, puis ne sachant comment poursuivre j’employai machinalement la formule qui me servait à aborder les pédés timides:
– Il est quelle heure? dis-je.
– Hein? Regarde, je marque midi.
Il rit… Je le revis souvent. Dans ma rue je marchais à côté de lui, calquant mon pas sur le sien. Si c’était en plein jour je m’arrangeais pour qu’il projetât sur mon corps son ombre. Ce simple jeu me comblait.
Georges Marbeck: Pour un peu vous vous seriez vu dans la peau d’un flic.
Jean Genet: Je continuais mon métier de voleur, dépouillant la nuit le pédé qui m’avait choisi. Les putains m’achetaient les objets volés. J’étais le même. Peut-être usais-je un peu trop de chaque occasion pour sortir et mettre sous les yeux des flics la carte d’identité toute neuve qu’il avait timbrée lui-même, d’un cachet de la préfecture. Bernard connaissait ma vie, qu’il ne me reprocha jamais… Dans son âme je découvrais heureusement l’inverse des loyales, des rigoureuses qualités qu’on prête aux flics de cinéma. C’était un salaud. Avec tous ses défauts, quelle merveilleuse connaissance du cœur il eût pu avoir, et quelle bonté s’il fût devenu intelligent!… Je l’imaginais poursuivant un criminel dangereux, en pleine course l’attrapant, comme certains rugbymen l’adversaire qui tient le ballon, se jettent sur lui, l’étreignent à la ceinture, et par lui sont traînés, leur tête plaquée sur une cuisse ou sur la braguette ennemies. Le voleur tiendrait son trésor, il le protégerait, il se débattrait un peu, puis les deux hommes, ne pouvant ignorer qu’ils ont le même corps solide prêt à toutes les audaces, et la même âme, échangeraient un sourire amical. Imposant à ce bref drame une suite, c’est le bandit que je livrais au policier…
Georges Marbeck: Drôle de rêve pour le voyou que vous étiez…
Jean Genet: Je respectais la police. Elle peut tuer. Non à distance et par procuration mais de sa main. Ses meurtres, s’ils sont ordonnés, n’en relèvent pas moins d’une volonté particulière, individuelle, impliquant, avec sa décision, la responsabilité du meurtrier. Au policier on enseigne à tuer. J’aime ces machines sinistres mais souriantes destinées à l’acte le plus difficile: le meurtre… Toutefois ce n’est pas dans leur fonction héroïque que je chérissais les policiers: la poursuite périlleuse des criminels, le sacrifice de soi, quelque attitude qui les rend populaires; mais dans leurs bureaux, consultant les fiches et les dossiers. Aux murs, les bulletins de recherches affichés, les photos et les signalements d’assassins en fuite, le contenu des sommiers, les objets sous scellés créent une atmosphère de sourde rancœur, de crapuleuse infamie, que j’aime savoir inspirée par ces costauds qu’elle corrompt, dont elle corrode méchamment l’esprit. C’est à cette police – notez que j’en exige encore des représentants très beaux – qu’allait ma dévotion…
Georges Marbeck: On est en plein roman!
Jean Genet: Chacun de mes amants suscite un roman noir. C’est donc l’élaboration d’un cérémonial érotique, d’une pariade parfois très longue, ces aventures nocturnes et dangereuses où par des sombres héros je me laisse entraîner. Sans doute j’eusse pu aimer un homme, à Bernard égal en charmes, mais, ayant à le choisir, plutôt que voyou je l’eusse préféré flic.
Georges Marbeck: En fait tous ces exercices de haute voltige érotique de malfrat à poulet n’étaient qu’une manière d’initiation à votre carrière d’auteur d’œuvres au noir.
Jean Genet: Créer n’est pas un jeu quelque peu frivole. Le créateur s’est engagé dans une aventure effrayante qui est d’assumer soi-même jusqu’au bout les périls risqués par ses créatures. On ne peut supposer une création n’ayant l’amour à l’origine… La tragédie est un moment joyeux.
Georges Marbeck: Je pense à votre écrit intitulé Le Funambule avec l’enfant criminel. Et aussi à votre film Un chant d’amour où l’on voit deux détenus enfermés dans des cellules voisines s’exprimer leur commune passion à travers les fissures de la cloison sous l’œil excité d’un maton qui les mate par le trou des serrures, son revolver au poing, qu’il finit par aller fourrer dans la bouche de l’un des deux amants prisonniers, l’obligeant à simuler une fellation. Saisissante allégorie des liaisons scabreuses police-délinquance dont vous avez été l’arpenteur forcené…
À ce moment des tirs de Taser claquent. Sur le terrain, l’exercice d’entraînement a repris. Des acteurs policiers, couverts de leur barda, étreignent violemment un jeune acteur délinquant et l’embarquent… D’une tape sur la cuisse, Jean Genet me fait comprendre qu’il veut continuer à suivre le spectacle. Notre entretien s’arrêtera là.
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*Les propos de Jean Genet dans cet entretien sont la reprise mot pour mot de passages extraits de son ouvrage Le Journal du voleur.
Georges Marbeck a collaboré à la revue Recherches avec Michel Foucault et Gilles Deleuze. Il est l’auteur de Hautefaye, l’année terrible (Robert Laffont). Il a aussi publié L’Orgie, voie du sacré, fait du prince, instinct de fête, ouvrage de référence.
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