Assa Traoré
Assa Traoré
La race ne constitue en aucune façon une hypothétique catégorie biologique mais un mode de segmentation des sociétés servant à légitimer un ordre inégalitaire.
Le 2 juin 2020, quatre ans après la mort d’Adama Traoré dans la gendarmerie de Persan (Val d’Oise) – deux rapports d’autopsie ont évoqué un “syndrome d’asphyxie” –, une semaine après celle de George Floyd à Minneapolis, plus de 20.000 personnes (selon la préfecture) ont manifesté à Paris à l’appel du Comité Adama et d’Assa Traoré, sa sœur, qui n’a jamais cessé de dénoncer ce crime. Le 13 juin, 15000 personnes manifestent à nouveau à Paris (chiffres de la préfecture) contre le racisme et les violences policières, rassemblant beaucoup de jeunes – et de jeunes femmes noires – venues des quartiers populaires, mais aussi les écrivains Virginie Despentes et Edouard Louis, l’actrice Adèle Haenel... – et s’attirant le soutien d’Omar Sy, Joey Starr et Christiane Taubira. Pour les manifestants, il existe en France un racisme profond, structurel, historique dans la police, qui ne s’est pas arrangé avec la disparition de la police de proximité décidée par Nicolas Sarkozy. Dans le texte ci-dessous, Assa Traoré décrit, d’expérience, les relations violentes et déshumanisées entre les jeunes des quartiers populaires et les policiers.
La police et les gendarmes ont un problème avec nous, avec les jeunes des quartiers. Quand les gendarmes viennent tuer mon frère le 19 juillet 2016, ils n’ont pas une liste de noms à cocher qui dirait: aujourd’hui, aller tuer Adama Traoré; ensuite, aller violer Théo... Ce qui se passe, c’est que quelque chose s’est construit autour de ces quartiers-là, autour de nos frères, autour de mon frère Adama Traoré, autour de ces jeunes garçons noirs et arabes qui n’ont pas la bonne couleur, qui n’ont pas la bonne religion. Ce système est à l’œuvre depuis des décennies. Tout de suite, ce sont eux qui vont être ciblés, ce sont eux qui vont être pointés du doigt.
On peut remonter très loin, au temps de l’esclavage, où il y avait déjà cette domination et cette soumission. L’homme noir a toujours été une personne qui nuisait, une personne qu’on déplaçait, une personne qu’on tuait, une personne qui était vue comme ne servant à rien. On peut ensuite aller jusqu’au temps de la colonisation...
Et après cette colonisation, quelque chose s’est prolongé et construit autour des quartiers populaires, autour de nos familles, autour de la jeunesse de ces quartiers. Il y a un fantasme autour des quartiers populaires et de ces garçons. Pour toutes les personnes qui ne connaissent pas les quartiers populaires, ou qui les regardent de loin, on a l’impression qu’elles en ont peur. Moi, on me dit toujours: “Oh là là, comment tu fais pour aller là-bas?”
Mais il y a des gens qui y vivent très bien.
Quand on parle des “violences”, moi j’ai envie de dire que la première des violences qu’il faut dénoncer c’est celle que mon frère a subie le 19 juillet. La première violence, c’est la violence de l’État. Quand ces gendarmes ou ces policiers viennent dans les quartiers, mes frères et tous ces garçons sont déshumanisés à leurs yeux. On ne les voit même pas comme des personnes. Tout de suite, dès qu’on les voit, il y a des policiers qui vont les insulter, leur cracher dessus, les tutoyer... Ça peut aller jusqu’à leur mettre des coups de matraque voire les tuer.
Mon frère est mort de ce système. Mon frère est mort à cause de ce que la société et l’État ont construit autour de nous.
Moi, j’ai envie de dire: “Malheureusement, mon frère, on ne t’aura pas laissé la possibilité d’avoir une liberté de penser, d’avoir une liberté de vivre, d’avoir une liberté de circuler.” Parce que, quand on se fait interpeller ou contrôler cinq fois par jour, la liberté de circuler, elle est où? Ce sont des jeunes garçons comme tout le monde, qui ont un coeur, qui savent penser, qui savent réfléchir, qui ont des enfants, qui ont des parents, qui ont des frères, qui ont des soeurs, qui ont des loisirs. Mon frère aimait beaucoup voyager, il aimait beaucoup le foot, il a bien plus voyagé que moi. Tout ça, on le lui a enlevé, et c’est ce qu’on enlève à tous les garçons dans ces quartiers. C’est là le vrai combat. Donc c’est ça qu’il faut changer.
C’est le système qui fait qu’on va nous réduire: on va nous écraser, on va nous faire subir de l’acharnement. Et on n’aura pas gagné tant qu’on n’aura pas défait ce système, tant que ce système qui tue ces garçons ne les verra pas comme des personnes qui peuvent participer à la construction de leur propre vie...
Le 2 juin 2020, quatre ans après la mort d’Adama Traoré dans la gendarmerie de Persan (Val d’Oise) – deux rapports d’autopsie ont évoqué un “syndrome d’asphyxie” –, une semaine après celle de George Floyd à Minneapolis, plus de 20000 personnes (selon la préfecture) ont manifesté à Paris à l’appel du Comité Adama et d’Assa Traoré, sa sœur, qui n’a jamais cessé de dénoncer ce crime. Le 13 juin, 15000 personnes manifestent à nouveau à Paris (chiffres de la préfecture) contre le racisme et les violences policières, rassemblant beaucoup de jeunes – et de jeunes femmes noires – venues des quartiers populaires, mais aussi les écrivains Virginie Despentes et Edouard Louis, l’actrice Adèle Haenel... – et s’attirant le soutien d’Omar Sy, Joey Starr et Christiane Taubira. Pour les manifestants, il existe en France un racisme profond, structurel, historique dans la police, qui ne s’est pas arrangé avec la disparition de la police de proximité décidée par Nicolas Sarkozy. Dans le texte ci-dessous, Assa Traoré décrit, d’expérience, les relations violentes et déshumanisées entre les jeunes des quartiers populaires et les policiers.
La police et les gendarmes ont un problème avec nous, avec les jeunes des quartiers. Quand les gendarmes viennent tuer mon frère le 19 juillet 2016, ils n’ont pas une liste de noms à cocher qui dirait: aujourd’hui, aller tuer Adama Traoré; ensuite, aller violer Théo... Ce qui se passe, c’est que quelque chose s’est construit autour de ces quartiers-là, autour de nos frères, autour de mon frère Adama Traoré, autour de ces jeunes garçons noirs et arabes qui n’ont pas la bonne couleur, qui n’ont pas la bonne religion. Ce système est à l’œuvre depuis des décennies. Tout de suite, ce sont eux qui vont être ciblés, ce sont eux qui vont être pointés du doigt.
On peut remonter très loin, au temps de l’esclavage, où il y avait déjà cette domination et cette soumission. L’homme noir a toujours été une personne qui nuisait, une personne qu’on déplaçait, une personne qu’on tuait, une personne qui était vue comme ne servant à rien. On peut ensuite aller jusqu’au temps de la colonisation...
Et après cette colonisation, quelque chose s’est prolongé et construit autour des quartiers populaires, autour de nos familles, autour de la jeunesse de ces quartiers. Il y a un fantasme autour des quartiers populaires et de ces garçons. Pour toutes les personnes qui ne connaissent pas les quartiers populaires, ou qui les regardent de loin, on a l’impression qu’elles en ont peur. Moi, on me dit toujours: “Oh là là, comment tu fais pour aller là-bas?”
Mais il y a des gens qui y vivent très bien.
Quand on parle des “violences”, moi j’ai envie de dire que la première des violences qu’il faut dénoncer c’est celle que mon frère a subie le 19 juillet. La première violence, c’est la violence de l’État. Quand ces gendarmes ou ces policiers viennent dans les quartiers, mes frères et tous ces garçons sont déshumanisés à leurs yeux. On ne les voit même pas comme des personnes. Tout de suite, dès qu’on les voit, il y a des policiers qui vont les insulter, leur cracher dessus, les tutoyer... Ça peut aller jusqu’à leur mettre des coups de matraque voire les tuer.
Mon frère est mort de ce système. Mon frère est mort à cause de ce que la société et l’État ont construit autour de nous.
Moi, j’ai envie de dire: “Malheureusement, mon frère, on ne t’aura pas laissé la possibilité d’avoir une liberté de penser, d’avoir une liberté de vivre, d’avoir une liberté de circuler.” Parce que, quand on se fait interpeller ou contrôler cinq fois par jour, la liberté de circuler, elle est où? Ce sont des jeunes garçons comme tout le monde, qui ont un coeur, qui savent penser, qui savent réfléchir, qui ont des enfants, qui ont des parents, qui ont des frères, qui ont des soeurs, qui ont des loisirs. Mon frère aimait beaucoup voyager, il aimait beaucoup le foot, il a bien plus voyagé que moi. Tout ça, on le lui a enlevé, et c’est ce qu’on enlève à tous les garçons dans ces quartiers. C’est là le vrai combat. Donc c’est ça qu’il faut changer.
C’est le système qui fait qu’on va nous réduire: on va nous écraser, on va nous faire subir de l’acharnement. Et on n’aura pas gagné tant qu’on n’aura pas défait ce système, tant que ce système qui tue ces garçons ne les verra pas comme des personnes qui peuvent participer à la construction de leur propre vie...
Ce système-là, il asphyxie les garçons et tout ce qu’ils pourraient être. Changer ce système, c’est d’abord dire: regardez, ces jeunes garçons-là, ils ont un coeur, ils savent penser, ils savent réfléchir, ils ont des familles, ils ont des enfants, ils ont des parents, ils ont des frères, ils ont des amis, ils ont même des rêves. Des rêves qu’on va leur enlever... Ces personnes- là, ces jeunes garçons, les Adama Traoré, n’ont même pas le droit de rêver. On est dans une société où, aujourd’hui, ces jeunes garçons ne sont pas pris en considération.
Et après nous avons ces forces de l’ordre qui viennent dans les quartiers. Quand elles viennent, nos frères sont déshumanisés à leurs yeux. Ils ne sont même pas considérés comme des humains. Les gendarmes, le jour où ils viennent interpeller mon frère, ils sont armés comme s’ils allaient en zone de guerre. Il n’y a aucun dialogue, tout de suite on tutoie, on parle mal, on violente. Les gendarmes et les policiers sont indisciplinés, ils n’ont aucun savoir-vivre, ils ne savent pas respecter la personne, ils ne savent pas respecter les gens.
Je suis sûre qu’aujourd’hui, si on demandait à ces policiers et gendarmes s’ils savent faire la différence entre un acte qui est raciste ou un acte qui n’est pas raciste, ils ne sauraient pas.
Mon frère, quand il se fait attraper, trois gendarmes montent sur lui. Ça représente près de 250 kilos. Ç’aurait été un corps blanc, ils ne l’auraient pas fait. Parce que, en fait, le corps noir n’est même pas considéré. Le corps noir est considéré comme ayant beaucoup de force, comme pouvant supporter beaucoup de choses, comme pouvant supporter la maltraitance, comme pouvant souffrir et ne rien dire. On fait subir ça à un corps noir.
Les policiers, les gendarmes, ils viennent dans cet état d’esprit-là. “Ah mais il était grand, il était costaud. On lui est montés dessus, on lui a mis 250 kilos, parce qu’il peut supporter.” Je suis sûre que si je dis que c’est du racisme on me répondra: “Mais on forme les gendarmes et les policiers comme ça, c’est juste leur technique.” On me répondrait ça. Cette violence-là.
La France la cautionne et la veut aussi. Parce que des pays proches de la France, des pays frontaliers européens, comme la Belgique ou la Suisse, même certains États des États-Unis, interdisent ces techniques d’immobilisation comme le plaquage ventral.
Pourquoi la France continue-t-elle de la pratiquer? Qu’est-ce qui se passe dans l’esprit des Français? Quel esprit barbare... C’est avoir un esprit barbare quand même. C’est être barbare et aimer la torture, aimer torturer son peuple. Une partie de la population veut continuer à pratiquer ces techniques, alors que certains pays les ont interdites. C’est fort, interdire : interdire à la police et à la gendarmerie d’utiliser des pratiques qui tuent. Pourquoi la France continue à avoir cet esprit de torture et de barbarie? Ces techniques d’immobilisation, il faut les interdire. Ils savent que ces techniques tuent. Quand on fait la liste de ceux qui en sont morts, elle est très longue.
Et quand on fait la liste, on voit que ce sont très souvent des Noirs qui meurent. Tout le temps. Ça veut dire qu’aujourd’hui le corps noir est comme s’il pouvait supporter toutes les douleurs du monde. Quand mon frère se trouve inconscient dans cette cour de gendarmerie, on le laisse pour mort, on ne lui apporte aucun soin, on ne lui enlève même pas les menottes. Parce que sa vie ne compte pas. Comme si notre corps n’avait pas de sens, pas de valeur. Pour eux, il n’existe pas. Il n’est pas vivant. Si on pouvait le faire disparaître, on le ferait. ■
Courtesy of éditions Stock.
Ce système-là, il asphyxie les garçons et tout ce qu’ils pourraient être. Changer ce système, c’est d’abord dire: regardez, ces jeunes garçons-là, ils ont un coeur, ils savent penser, ils savent réfléchir, ils ont des familles, ils ont des enfants, ils ont des parents, ils ont des frères, ils ont des amis, ils ont même des rêves. Des rêves qu’on va leur enlever... Ces personnes- là, ces jeunes garçons, les Adama Traoré, n’ont même pas le droit de rêver. On est dans une société où, aujourd’hui, ces jeunes garçons ne sont pas pris en considération.
Et après nous avons ces forces de l’ordre qui viennent dans les quartiers. Quand elles viennent, nos frères sont déshumanisés à leurs yeux. Ils ne sont même pas considérés comme des humains. Les gendarmes, le jour où ils viennent interpeller mon frère, ils sont armés comme s’ils allaient en zone de guerre. Il n’y a aucun dialogue, tout de suite on tutoie, on parle mal, on violente. Les gendarmes et les policiers sont indisciplinés, ils n’ont aucun savoir-vivre, ils ne savent pas respecter la personne, ils ne savent pas respecter les gens.
Je suis sûre qu’aujourd’hui, si on demandait à ces policiers et gendarmes s’ils savent faire la différence entre un acte qui est raciste ou un acte qui n’est pas raciste, ils ne sauraient pas.
Mon frère, quand il se fait attraper, trois gendarmes montent sur lui. Ça représente près de 250 kilos. Ç’aurait été un corps blanc, ils ne l’auraient pas fait. Parce que, en fait, le corps noir n’est même pas considéré. Le corps noir est considéré comme ayant beaucoup de force, comme pouvant supporter beaucoup de choses, comme pouvant supporter la maltraitance, comme pouvant souffrir et ne rien dire. On fait subir ça à un corps noir.
Les policiers, les gendarmes, ils viennent dans cet état d’esprit-là. “Ah mais il était grand, il était costaud. On lui est montés dessus, on lui a mis 250 kilos, parce qu’il peut supporter.” Je suis sûre que si je dis que c’est du racisme on me répondra: “Mais on forme les gendarmes et les policiers comme ça, c’est juste leur technique.” On me répondrait ça. Cette violence-là.
La France la cautionne et la veut aussi. Parce que des pays proches de la France, des pays frontaliers européens, comme la Belgique ou la Suisse, même certains États des États-Unis, interdisent ces techniques d’immobilisation comme le plaquage ventral.
Pourquoi la France continue-t-elle de la pratiquer? Qu’est-ce qui se passe dans l’esprit des Français? Quel esprit barbare... C’est avoir un esprit barbare quand même. C’est être barbare et aimer la torture, aimer torturer son peuple. Une partie de la population veut continuer à pratiquer ces techniques, alors que certains pays les ont interdites. C’est fort, interdire : interdire à la police et à la gendarmerie d’utiliser des pratiques qui tuent. Pourquoi la France continue à avoir cet esprit de torture et de barbarie? Ces techniques d’immobilisation, il faut les interdire. Ils savent que ces techniques tuent. Quand on fait la liste de ceux qui en sont morts, elle est très longue.
Et quand on fait la liste, on voit que ce sont très souvent des Noirs qui meurent. Tout le temps. Ça veut dire qu’aujourd’hui le corps noir est comme s’il pouvait supporter toutes les douleurs du monde. Quand mon frère se trouve inconscient dans cette cour de gendarmerie, on le laisse pour mort, on ne lui apporte aucun soin, on ne lui enlève même pas les menottes. Parce que sa vie ne compte pas. Comme si notre corps n’avait pas de sens, pas de valeur. Pour eux, il n’existe pas. Il n’est pas vivant. Si on pouvait le faire disparaître, on le ferait. ■
Courtesy of éditions Stock.
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Assa Traoré.
Militante antiraciste française, elle est la co-fondatrice du Comité Vérité et Justice pour Adama. Elle a co-écrit avec le philosophe Geoffroy de Lagasnerie Le Combat Adama (Stock, « Les essais », 2019).